mercredi 28 novembre 2018

arabesques

L'Islam, un art psychédélique ?

Devant la décoration des mosquées on est frappé par le labyrinthe des ornements géométriques qui en composent les décors.  En effet, afin de préserver la pureté du monothéisme et d'éviter toute forme d'idolâtrie, l'islam considère que toute représentation d'être possédant une âme est illicite. Toute forme de représentation est donc bannie alors que la répétition et l’enchevêtrement de motifs géométriques sont censés donner une idée de la grandeur d'Allah et de l'univers qu'il a créé. 

Ce qui frappe aussi, c'est que ces répétions de motifs géométriques colorés font souvent penser aux paysages mentaux que l'on voit fréquemment en fermant les yeux après avoir consommé des produits psychotropes tels que du cannabis, ou de la psilocybine. 
On sait bien que le haschich a joué un rôle important dans la pratique du soufisme qui est une branche mystique de l'Islam. Déjà au XIIIème siècle,le botaniste Ibn Baitar témoigne que la prise de haschich était un élément du culte Sufi servant à rapprocher les fidèles de leur Dieu. Dans son recueil  'la Connaissance par les gouffres, Henri Michaux, poète et psychonaute écrit justement en parlant des minarets des mosquées 'Ce n'est pas l'Orient qui donnait ces formes, si exagérément minces, effilées. C'étaient ces formes amincies qu'avaient vues et tenté de copier les architectes orientaux, persans et arabes. Le chanvre a fait "les minarets", en a montré la direction à des gens qui l'ont suivie qu'à moitié ou plutôt au dixième."





“Allah is beautiful and he loves beauty.”

Il est clair que la recherche de la beauté est un thème central pour Islam. Mais le goût pour les arabesques et les patterns géométriques n'est pas propre à l'Islam et soulève cette question de comprendre pourquoi de telles formes sont si agréables à nos yeux.

Pour l'homme préhistorique, déjà les formes géométriques décoraient les grottes.

De très sérieux scientifiques (Tom Froese, Alexander Woodward and Takashi Ikegami pensent que les décorations des grottes pariétales ont été produites par des chamans sous emprise de drogues hallucinogènes. En effet, en étudiant 40000 ans d'art pariétal ils ont remarqué que l'on retrouve sur les murs de grottes distantes de milliers de kilomètres les mêmes motifs géométriques appelés "instabilités de Turing". Le plus troublant est que ces motifs eux-mêmes semblables à ceux décrits par les témoignages des utilisateurs de plantes ou champignons aux propriétés psychoactives. Les motifs géométriques de type psychédéliques semblent donc être un fond commun que partage et apprécie l'humanité depuis qu'elle existe.




D'après le neurologue Oliver Sacks, si les répétitions de motifs géométriques plaisent, cela pourrait être en quelque sorte, 'par construction' , dans le sens où ces motifs géométriques sont à l'image de l'organisation même du cerveau. 

Les hallucinations géométriques que l'on peut ressentir après la prise de produits psychoactifs seraient donc des projections des structures géométriques de notre cerveau.  Ainsi, nous trouverions beau l'agencement de motifs géométriques complexes car il nous rappellerait l'agencement de notre propre cerveau, un miroir de nous même en quelque sorte.
Voilà, en tout cas, qui expliquerait pourquoi les motifs géométriques sont largement appréciés depuis l'aube de l'humanité.

La morale de cette histoire, c'est que l'homme a toujours aimé l'art, mais qu'il a aussi toujours aimé les drogues.

Ozias

Sources : Divers articles de Sam Wolfe  et autres références ci-dessous

dimanche 4 novembre 2018

Psychédéliques

DMT-inspired artwork by SalviaDroid
Étymologiquement, psychédélique provient du grec ancien ψυχή = psychẽ « âme », et δηλοῦν = dẽloun « rendre visible, montrer ». L'adjectif psychédélique signifie donc "qui rend visible l'âme"

Notre société monophasique réduit la pensée a sa dimension rationnelle tandis que des sociétés multiphasiques,par exemple les sociétés traditionnelles africaines ou indiennes, considèrent que les états modifiés de conscience font partie de toute expérience du réel. 

Si la plupart des psychiatres ne voient dans la prise de psychédéliques qu'une intoxication et conçoivent les trips comme des psychoses 'sur demande', d'autres pensent que les consommations de drogues enthéogènes telles la psilocybine, le LSA, ou l’ayahuasca sont à l'origine de l'invention des religions  (Julien Bonhomme, anthropologue). 
De toute évidence, les états de conscience modifiés à l'aide de psychotropes permettent d'aller plus loin dans nos représentations et même notre compréhensions des choses. L'expérience mystique que procurent les substances psychédéliques ou enthéogènes apporte des informations, des 'connaissances' utiles pour gérer nos rapports avec le surnaturel, le passé, la mort. Enfin, la prise ritualisée de psychédéliques permet de constituer et de souder la communauté des utilisateurs autour d'une expérience à la fois spirituelle, intime et partagée.

Les psychédéliques ont longtemps été ignorés et écartés par la communauté académique médicale en tant que sujet de recherche, au nom d'un positionnement qui tient plus compte des peurs collectives du corps social que d'une approche rationnelle. 
Au XXème siècle les moralistes occidentaux ont imposé au reste du monde la prohibition et déclaré la guerre à la drogue et aux drogués.
Aujourd'hui encore, la plupart des débats sur les drogues portent sur les addictions, les risques sanitaires, la délinquance économique et la criminalité sans jamais évoquer les dimensions de plaisir, de connaissance, ou de dépassement de soi qui expliquent l'usage immémorial des psychotropes.


Le retour, (recours ?)  aux plantes et aux substances psychédéliques est re-apparu dans notre société autour des années 68  lorsque des "tribus d’indiens métropolitains" ont cherché à échapper aux limites d'une connaissance réduite à la dimension rationnelle. 
Expérimentées en psychiatrie dans les années 1940-60, remplacées par les neuroleptiques à la faveur du prohibitionnisme, les substances psychédéliques semblent faire ces dernières années un retour dans les psychothérapies.
Après cinquante ans de guerre inutile contre la drogue, et au delà de l'approche moraliste et prohibitionniste construite par les institutions, des anthropologues et des psychiatres, portent des regards nouveaux sur les substances psychédéliques, leur potentiel thérapeutique et leurs usages dans notre société.
 
Voici donc une conférence enregistrée en janvier 2018 qui réunissait Vittorio Biancardi, anthropologue, doctorant EHESS, Christian Sueur, psychiatre, David Dupuis, anthropologue, post-doctorant Durham University, Vincent Verroust, historien des sciences, doctorant EHESS. 
"Sans tomber dans le prosélytisme, il faut se rendre à l'évidence : certaines drogues sont un catalyseur inépuisable d'images mentales, doublées d'une centrifugeuse de plaisirs inconnus et de sensations inouïes. Et c'est précisément parce-qu’elles sont inouïes qu'elles suscitent un tel engouement. Dans cette réalité "dissociée" à laquelle expose la prise de certains stupéfiants, une infinie variété de mondes perceptifs se font subitement jour. Des mondes diffractés, fractionnés et emboités les uns dans les autres - et non plus un monde. L'unité s'y conçoit par la multiplicité et la dispersion, à travers les modalités d'une schizotopie. Le hiatus entre le réel et l'irréel s'estompe sans que l'un ne dicte sa loi à l'autre. L'environnement de la consistance que nous appelons réalité se révèle être une sorte de fond sans fond, un principe premier, une entité qui n'est elle même pas fondée, un élémennt de la pensée que la logique ne peut appréhender."  

"Plutôt que l'expression d'un solipsisme exalté ou d'un principe de transcendance, qui expose tôt ou tard à l'aliénation ou à la crise mystique , l'expérience psychédélique doit être envisagée à la fois comme recherche éthique et principe d'irraison. De par les vertus à la fois introspectives et dissociatives, elle aide à reconsidérer l'existence sous le prisme d'un panpsychisme (philosophie proche de l'animisme, selon laquelle tout ce qui existe et vit possède une âme) ou d'un hylozoïsme (doctrine qui soutient que la matière est dotée de vie par elle même). Les altérations perceptives qu'elle déclenche ne doivent plus être envisagées comme pathogènes, mais inhérentes au vivant. La doctrine psychédélique n'a rien d'un doux délire d'illuminés, elle participe, au contraire d'un matérialisme rigoureux tout en ouvrant des espaces de liberté inconnus. Il ne tient qu'à chacun de la mettre en oeuvre au sein d'une réalité tangible -celle que nous partageons tous, et qui nous rappelle à notre fragile condition d'être humain.

Après le Psychédélisme : dépasser l'entendement. Julien Bécourt. Revue Audimat #10. 2018 

Pour la petite histoire : https://societepsychedelique.fr/fr/blog/histoire-de-la-decouverte-de-quelque-hallucinogenes

Trip report: compte rendu d' expérience psychédélique :
 https://www.psychoactif.org/forum/t38779-p1-synesthesie-etat-pur.html?fbclid=IwAR3u6s_mFg_eCU5Gf2zvyjWjVe383SI6YiqMLZRuRxkgIxRl-zBloxZgxog

Pub ! https://psychedelicsociety.org.uk/experience-retreats
https://synthesisretreat.com/

un blog calé : https://froufrouettransendance.wordpress.com/2019/03/20/outils-chamaniques-le-psilo-et-la-ceremonie/

dimanche 26 août 2018

Goa trance

Fantasme de vieux baba : danser sur de la trance à Goa sous les étoiles. Cet été, j'ai essayé et je vous raconte mon expérience.

Petit rappel historique :
Goa est un petit état de l'ouest de l'Inde le long de la mer d'Arabie. Vers la fin des années 60 le village d'Anjuna (état de Goa) est devenu un point de rencontre des hippies du monde entier. Puis dans les années 1970 et 1980 l'afflux de touristes a diminué  mais un noyau dur est resté à Goa, se concentrant sur le développement de la musique tout en pratiquant d'autres activités comme le yoga et la méditation. 
Au début des années 90, on commence à parler de la trance Goa qui est un style musical inspiré de la new wave de New Order, de la musique industrielle, de l'acid house et du rock psychédélique  de Steve Hillage et Ash Ra Tempel. La musique ethnique orientale a également servi de source d'inspiration.
Dans les années 2000, de nombreux jeunes israéliens qui allaient décompresser à Goa après leur service militaire ont pris goût à la trance puis répandu et exporté la Trance dans leur pays et le monde entier. Vini Vici est un exemple de  trance Goa made in Israël parmi les plus connus.

Goa by day
Cet été, à l'occasion d'un v
oyage en Inde, je suis donc passé par Goa (North) pour voir ce que c'est, et ce qui reste de cette histoire. Le guide du routard prévient : Goa en pleine mousson, c'est un peu la Riviera en hiver. En effet, je ne me suis pas baigné (mer agitée), je n'ai pas bronzé (nuages). Pourtant même si beaucoup de restaurants, de boutiques, qui pullulent  dans ce secteur super touristique sont fermés en cette saison il reste de la vie,  des vacanciers indiens, quelques fêtards, et sur la plage, plus de chiens en goguette que de touristes occidentaux.  

Sur place, ce que l'on voit de jour, ce sont les shacks. Les shacks sont des paillotes  qui donnent sur la plage. On peut y manger à toute heure, boire un coup (l'état de Goa permet la consommation d'alcool en public). Bien installés sur des terrasses en gradin qui donnent sur la mer il fait bon y fumer un houka (narguilé) les doigts de pied en éventail en attendant le coucher du soleil. La photo ci dessous montre les shacks de la plage d'Anjuna.

Alignement des shacks (premier plan Lilliput, Pirates, au fond UV café) sur la plage d'Anjuna

Liliput café, Anjuna beach

Goa by night
Pour ce qui est d'une soirée, le mieux est de trainer du côté  d'Anjuna et de repérer les affiches ou bien, d'aller sur le site Whatsupgoa http://www.whatsupgoa.com/GoaParty/search.php.
 Les shacks sont sur la plage, et la plage d'Anjuna est à 500m du centre du village. Les chauffeurs de Touktouk ne savent pas forcément vous mener à bon port donc il vaut mieux prendre une frontale pour marcher jusqu'au schack dans la nuit, ou pour en revenir.
Sur la plage, chaque établissement propose un style de techno different. ce soir là, c'etait Trance au UV, Acid au Pirates, House au Lilliput. La soirée commence au coucher du soleil (20h) et se prolonge tant qu'il reste des danseurs. 
Les tables de mix, le sound system sont installés sur la terrasse du shack. Selon les schacks c'est un lieu couvert ou abrité d'une simple voile, qui permet de danser en plein air, sous les étoiles. La musique s'entend aussi de la plage où sont installés des chaises et des tables. Ce vendredi soir de basse saison, la soirée s'est animée vers minuit. 
Très peu d'occidentaux, quelques meufs, quelques gais. Des indiens fêtards venus danser, draguer, s'amuser. De temps en temps le niveau de la musique baisse à la demande de la police, puis remonte 'doucement', mais sûrement. Globalement, le son est moins fort que dans une soirée d'ici. Sur la piste de danse, les pétards tournent, mais le niveau de qualité des produits que j'ai goûtés m'a rappelé celui des années 70 en France. Au chill-out, situé juste au dessus de la piste et qu'on atteint par un escalier branlant, ça coupe, ça pile, ça sniffe, et ça fume dans une ambiance décontractée où il est agréable de faire connaissance.
Le vrai kif, c'est la brise marine à 28°C idéale pour danser sous les étoiles dans le décor de la plage. La variété de l'offre (3 programmes en 500m de plage) et la bonne teneur de la musique font le reste.
Pour la soirée le prix d'accès à la terrasse est de 500 roupies (6€), au bar, compter 3€ pour une bière, 4€ pour un alcool. 
Alors, si vous passez par là allez y de ma part et ... vive la Trance !.

Aperçu warm-up :
https://www.facebook.com/ozias.myssos/videos/1533763443437226/
 https://www.facebook.com/ozias.myssos/videos/1534075383406032/

Notes de terrain:



Anjuna beach: Pirate's club
Anjuna's beach : 3 commerçantes
Before, au Lilliput shack.
à l' entrée du UV café
Bonus : Images du bon vieux temps de Goa  https://untoldstory.in/travel/35-pics-goa-shows-hippie-paradise/
https://www.mushroom-magazine.com/the-history-of-a-colourful-culture/

Se renseigner :
http://www.whatsupgoa.com/GoaParty/search.php
https://www.facebook.com/GoaTranceFestivals/

Autre chose : Dharma transe 
https://blog.unfamousresistenza.fr/lire/articles/resistenza-moves/dharma-techno-la-surprenante-rencontre-entre-meditation-et-musique-techno/
 

mardi 10 juillet 2018

le moi, le ça , la honte

Orlan, l'origine de la guerre (et de la censure FB)
Censuré sur Facebook pour cause de nudité, je vous livre ici le post qui en fut la cause et en prime quelques développements à ce sujet.

L'image en cause est celle que vous voyez. Elle est inspirée de 'l'Origine du monde' de Courbet, détournée  par Orlan (artiste) et intitulée 'l'Origine de la guerre'. 
Cette image illustrait  dans mon post une phrase de Schelling qui dit "L'obscurité propre de l'homme se dresse contre l'origine à partir du fondement."  
Ce qui signifie que "l'origine se dresse devant l'invitation à s'élancer vers la liberté et à s'exposer en tant que "moi". 
C'est toute la problématique de la légitimité du moi face à celle de l'être qui est ici exposée.

Le champ lexical de la phrase de Schelling (obscurité/origine du monde/fondement)  fait référence à la sexualité, et par extension aux rapports souvent conflictuels entre l'individu et le "ça" des origines.  "Par construction, individu et sexualité s'appartiennent mutuellement et chacun à sa manière. L'individu 'appartient' à la sexualité (il lui est assujetti) et la sexualité ne peut se réaliser que dans la sexualité. La sexualité est tout autant un attribut de la sexualité que l'individu est un attribut de la sexualité".
De plus, la tension qu'il souligne révèle un aspect pathologique de la liberté dans lequel l'obstacle qui contrevient à l'exposition de l'individu a trait au sentiment obscur de la honte.
Spinoza notait déjà dans l'Ethique que "la honte de l'individu est une partie de la honte que le fondement (le ça) éprouve envers ses individuations ".  Comme Günther Anders on peut alors se demander,  si l'instinct de mort ne serait pas le désir qu'a l'individu d'en finir avec le supplice de son individualité ? C'est  justement à cela que l'image, et son titre font allusion.

La honte peut être analysée comme une dialectique entre l'individu et l'universel, un trouble de l'identification. 
Dans ce sens, la honte est la découverte des limites de l'individuation et donc, de la liberté. Avoir honte, pour Günther Anders, signifie 'ne rien pouvoir faire, parce qu’on n'y peut rien'. Nous avons honte d'une chose parce-qu’elle nous montre aux yeux de l'instance tels que nous ne voulons pas être montrés. L'existence de la faute tient si peu de place dans l'apparition de la honte que l'on n'a pas moins honte lorsque l'on est accusé à tort; la honte est même plus grande. (cf la lettre d'Amalia dans ce blog).Ce qui provoque la honte c'est d'être effectivement coupable aux yeux des autres.  

Voici donc les réflexions qui me conduisaient à poster cette phrase illustrée par cette image. 
Bien sûr les robots de Facebook ont instantanément détecté une bite. La seconde suivante j'étais déloggé, instruit de ma transgression, sommé de lire les conditions générales du service et les standards de la communauté puis privé d'expression pour une durée de 24 heures avec menace d'extension à 3 jours si récidive...
Ainsi j'ai eu le temps d'écrire ce développement tandis que Facebook montrait une nouvelle fois qu'il n'est pas un lieu d'expression, mais une entreprise privée avide de domination et de vente d'espaces publicitaires. 
A demain, sur Facebook, ou ailleurs

Ozias

Lire aussi dans ce blog
La honte : https://emagicworkshop.blogspot.com/2014/09/la-honte.html
La domination: https://emagicworkshop.blogspot.com/2016/02/kafka-et-la-domination-la-lettre-damalia.html
La pudeur https://emagicworkshop.blogspot.com/2015/09/la-pudeur.html
l'origine du monde https://emagicworkshop.blogspot.com/2012/11/lorigine-du-monde_7.html

vendredi 29 juin 2018

Günther Anders, inhumanité

"Tout le monde est d'une certaine manière occupé et employé comme 'travailleur à domicile'. Un travailleur à domicile d'un genre pourtant très particulier. Car c'est en consommant la marchandise de masse - c'est à dire grâce à ses loisirs- qu'il accomplit sa tâche, qui consiste à se transformer lui-même en homme de masse. Alors que le travailleur à domicile classique fabriquait des produits pour s'assurer un minimum de biens de consommation et de loisirs, celui d'aujourd'hui consomme au cours de ses loisirs un maximum de produits pour, ce faisant, collaborer à la production des hommes de masse. Le processus tourne même résolument au paradoxe puisque le travailleur à domicile, au lieu d'être rémunéré pour sa collaboration, doit au contraire lui-même la payer, c'est à dire payer les moyens de production dont l'usage fait de lui un homme de masse (l'appareil et, le cas échéant, les émissions elles-mêmes). Il paie donc pour se vendre. Sa propre servitude, celle là même qu'il contribue à produire, il doit l'acquérir en l'achetant puisqu'elle est, elle aussi devenue une marchandise."
Günther Anders, L'Obsolescence de l'homme (1956). Quatrième de couverture. Editions Ivrea.

Le ton est pessimiste et l'exagération est pour Günther Anders le procédé qui permet de distinguer 'les signaux faibles' révélateurs des tendances de fond qui déterminent nos choix et notre devenir. Pour lui ce n'est plus l'anatomie qui marque notre destin mais la dynamique propre des technologies de production face auxquelles l'homme devient un gadget fasciné par un déferlement d' images qui dissimulent le monde et le remplacent par le Spectacle. Il devance en cela la pensée de Guy Debord sur la société du spectacle et précède celle de Herbert Marcuse qui déclarait dans l'homme unidimensionnel : ."Aujourd'hui l'individu est entièrement pris par la production et la distribution de masse et la psychologie industrielle a depuis longtemps débordé l'usine.../..Par conséquent, il n'y a pas une adaptation mais une 'mimésis', une identification immédiate de l'individu avec sa société et à travers elle, avec sa société en tant qu'ensemble. .../... L'efficacité du système empêche les individus de reconnaître qu'il ne contient que des éléments qui transmettent le pouvoir répressif de l'ensemble."

Günther Anders dans son analyse de la dés-humanisation moderne distingues trois étapes, ou révolutions industrielles successives par lesquelles nous en sommes arrivés là : 

La première révolution, qui part de la révolution industrielle, se caractérise par la supériorité ontologique de l’objet fini, produit pour une fonction déterminée qui laisse l’homme dans une indifférenciation métaphysique, laquelle engendre la honte métaphysique, « honte prométhéenne » de l’homme. Si nous voulons comprendre la modernité, il faut comprendre que les objets ont plus de valeur que les hommes. L’objet parfait, abouti, correspond parfaitement à sa fonction. A l’antipode, l’homme n’est qu’un projet, un être indéfini, dont le dessin repose sur de la contingence, sur son existence. Il est un être qui a à se faire. Dans ce cadre, réussir sa vie, c'est devenir aussi parfait, aussi convoité (bankable) que peut l'être une marchandise

La seconde révolution industrielle est apparue avec la destruction de l’homme par l’homme  symbolisé par Hiroshima et Auschwitz. L’infini de la technique, qui rend possible l’immonde en dématérialisant la responsabilité, remplace l’infini de la religion. La modernité, qui dissocie décision et action, fonctionne sur la même structure discursive que ce qui a rendu possible le pire. Nul besoin d’être méchant pour devenir bourreau, il suffit d’obéir aux ordres. (cf la "Banalité du mal" de Hannah Arendt).

La troisième révolution s’effectue à partir de l’idée selon laquelle l’homme travaille constamment à sa disparition. Le monde moderne s’instaure et s’impose comme système, de sorte quel'on n’arrive plus à le changer. Ce point, pour Anders, conduit au nihilisme. Le nihilisme s’éprouve quand tout le monde est d’accord pour dire que le système est intenable, mais qu’il n’y a personne pour pouvoir le changer parce qu’il n’y en a pas d’autre.
Le nihilisme se déploie comme un « totalitarisme technique ». Il n’y a aucune alternative parce que la réalité sociale n’est pas politique, mais technique. Or, Anders montre que la technique, dans son essence, est d’ordre métaphysique, de sorte qu’elle doit être repensée pour être reconnue pour ce qu’elle est.
Avec la technologie et la puissance de production industrielle, nos instruments sont devenus notre monde et les moyens de production sont devenus LA décision prise à l'avance. La technique est aujourd'hui le destin de l'humanité. L'ensemble des cadences humaines doivent désormais se régler sur celles de la production. Dans un tel rapport de force, la critique devient impossible car perçue comme un sabotage réactionnaire du progrès. 

Partant du constat que "Rien ne discrédite plus promptement un homme que d'être soupçonné de critiquer les machines" (p17) , Gunther Anders réalise qu'une conception humaine de l'homme est aujourd'hui devenue totalement 'has-been'. Pour lui, le recours aux algorithmes dans un souci 'd'objectivité' est En-soi une décison , car :
"En considérant que les seules questions qui ont un sens sont celles auxquelles un appareil conçu de façon univoque peut répondre de façon univoque, on a d'avance écarté toutes les autres questions comme absurdes, et on a renoncé dès le départ aux questions morales. Avec le recours à l'appareil, on renonce à deux choses qui ne comptent plus désormais : 
1. La compétence de l'homme à résoudre lui même ses problèmes puisque sa capacité de calcul est quasi nulle.
2. Ces problèmes eux-mêmes - dans la mesure où ils ne sont pas calculables. (p80)

Nos instruments, nos appareils sont devenus notre monde, un monde où la technique est notre destin et où l'homme n'est plus qu'un appendice de lui même. D'où le titre de son ouvrage : "Obsolescence de l'homme".

Ozias


(http://iphilo.fr/2016/05/23/gunther-anders-lobsolescence-de-lhomme-et-la-question-du-nihilisme-moderne-didier-durmarque/)

https://www.lemonde.fr/livres/article/2011/06/09/l-obsolescence-de-l-homme-tome-ii-sur-la-destruction-de-la-vie-a-l-epoque-de-la-troisieme-revolution-industrielle-de-gunther-anders_1533798_3260.html

http://next.liberation.fr/livres/2011/06/09/le-plein-d-obsolescence_741421


Biographie : De son vrai nom Günther Stern, Günther Anders est né en 1902, dans une famille de psychologues. Élève de Heidegger, il fut le premier mari de la philosophe Hannah Arendt - ils se marient en 1929, divorcent en 1937 -, l'ami de Bertolt Brecht, de Walter Benjamin, de Theodor Adorno. Il a choisi pour pseudonyme Anders ("autrement", en allemand) par provocation autant que par hasard. Il gagnait sa vie comme journaliste, mais signait trop d'articles dans le même journal. Son rédacteur en chef lui suggéra : "Appelez-vous autrement"... et c'est ce qu'il fit. http://www.guenther-anders-gesellschaft.org/en/vita-guenther-anders/

Günther Anders dans les années 80
 Articles connexes dans ce blog : 
https://emagicworkshop.blogspot.com/2017/02/le-temps-de-la-societe-du-spectacle.html
https://emagicworkshop.blogspot.com/2017/02/le-spectacle.html
https://emagicworkshop.blogspot.com/2017/09/obeir.html

dimanche 3 juin 2018

Addiction

Équation du lien sujet/objet (Lacan)
Le terme anglais 'd'addiction' a remplacé celui de 'toxicomanie' en français et a participé à la redéfinition des méthodes d'explication et de soin de ces comportements. En effet, si 'Toxicomanie' renvoie au Toxique qui est le produit 'objet' de l'addict, 'Addiction' renvoie étymologiquement à la situation d'asservissement et insiste sur le lien entre l'usager et le produit. Partant de là on réalise que la lutte contre la toxicomanie conduit  à une politique de répression des drogues tandis que le traitement de l'addiction recouvre une approche plus anthropologique, et plus humaine.

Marion Blancher, philosophe, considère l'addiction comme un mode de relation à un objet et à l'autre et en définitive à soi, qui se caractérise par l'excès, l'univocité et la répétition.  Dans son approche il n'est pas question de relation exclusive au produit ni de jouissance exclusive dans la domination de sa loi, mais d'une  relation aux autres qui n'est possible que par le l'intermédiaire d'un produit.

Être dépendant est en fait caractéristique commune à tous les hommes. Les liens sont constituants et constructifs de tout individu et de sa vie et il est impossible de s'en défaire totalement. L'étude de l'addiction consiste à distinguer les liens qui conduisent à l’autonomie de ceux qui deviennent pathologiques et mènent à l'asservissement de l'individu. 

Dans son article "L’addiction et la difficulté de vivre l’incertitude de la relation" Marion Blancher définit l'addiction comme une pathologie du lien ou plus précisément, comme un lien pathologique. Car l'addiction n'est pas une exception anormale mais une modalité particulière du développement psychique qui, comme tout autre comportement, peut s'expliquer par les lois de la nature humaine. L'addiction est un processus intrinsèque inhérent au fonctionnement humain . En ce sens, c'est moins une maladie résultant d'un écart à la norme (pathologie du lien) qu'un lien pathologique que le sujet subit à tel point qu'il ne peut développer d'autonomie singulière. 

L'addiction, une incapacité à vivre l'incertitude :
Donald Winnicott, psychanalyte, explique l'addiction par le manque d'autonomisation de l'individu lors du passage à l'âge adulte. Une 'maladie de la séparation avec la mère' en quelque sorte.  L'attitude des personnes 'addictes' serait due à une trop forte dépendance à l'Autre, quand l'incertitude que celle ci implique est vécue de manière insupportable et devient comme une disparition de soi. Pour l'addict, la seule manière de supporter l'incertitude semble de chercher une certaine autosuffisance dans la consommation d'un produit qui peut être disponible et maîtrisable à tout moment. 

Le modèle  de Marion Blancher, qui atténue la dimension pathologique de la consommation de psychotropes et met en évidence les mécanismes de compensation et d'autosuffisance face aux frustrations de la relation aux autres, recoupe une expérience personnelle que j'ai relatée sur ce blog sous le titre 'je m'isole'  et où j'écrivais à propos de l'usage de drogues :

" Ces expériences sont une cause d'isolement autant que la conséquence de me sentir trop souvent sans réponse, sans retour ou sans un signe. Seul aussi d'être en constant décalage par mes goûts ou mon âge. Ce que je fais ne compte pas, ce que j'écris met mal à l'aise et je reste sans retour, ni personne pour échanger. Trop de mails sans réponse, d'invitations qui tombent à plat, d'images sans commentaires de la part de ceux qui me côtoient. Le sentiment d'incompréhension et le silence conduisent à l'isolement [et donc à la consommation]."

Ozias
(d'après l'article de  Marion Blancher : 'l'addiction et la difficulté de vivre l'incertitude de la relation') 

"Le produit apporte une satisfaction, mais pas de sens. Le plaisir disparu, reste l'absence de sens que sait réparer le produit" 
"La drogue, c'est bien quand on ne sait pas ce que c'est" (moi)

PS: Un rêve, que j'interprète comme une représentation de l'addiction aliénante.
"J'ai en permanence un mec qui n'est pas moi mais qui est collé à moi. Il est pesant. Je le porte sur mon dos. Il m'accompagne et me suit partout bien que je le chasse. Personne d'autre que moi ne le voit. Pourtant, je n'arrive pas à m'en débarrasser. Il est très lourd à porter. J'essaie de la frapper avec un tournevis pour le faire partir mais, comme il est dans mon dos, j'ai peur de me blesser moi. Il se moquait de moi et me parlait. "Tu m'emmènes où je veux !". Comme un singe derrière la tête." Ozias

Ce rêve m'en rappelle un autre rêve que j'ai fait de façon récurrente jusqu'à ce que je dise à mon psy que je prenais des prods " j'étais en voiture, comme en cavale, avec un cadavre dans le coffre"

Chroniques de la Toxicomanie : https://beta.solid.tube/channel/cto



Drogue et violence symbolique

Distinguer consommation et discrimination Dr Carl Hart 
https://uphns-hub.ca/product/drug-use-for-grown-ups-une-conversation-entre-stephanie-et-le-dernier-livre-du-dr-carl-hart/

http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/laddiction-et-la-difficulte-de-vivre-lincertitude-de-la-relation/ 


Pour Hanna Pickard "les conduites addictives sont  comme une solution intentionnelle trouvée par les personnes pour « pallier une détresse psychologique », dans la veine de ce qu’on appelle l’automédication. Les patients manquent de liberté au sens où ils manquent de « mécanismes d’adaptation alternatifs » c'est-à-dire où ils n’ont pas de meilleure solution, au moment où ils assouvissent l’addiction, pour pallier leur souffrance."
https://www.rvh-synergie.org/images/stories/pdf/trouessin.pdf?fbclid=IwAR1lEo1Djj2RVFguCkStDLYPcyfn2pJCH62vwyKZNdI9c6tsIx4605EQQto

Sur ce blog : 
https://emagicworkshop.blogspot.com/2017/04/je-misole.html
https://emagicworkshop.blogspot.com/2017/08/pourquoi-tu-fais-ca.html
https://emagicworkshop.blogspot.com/2013/07/la-vie-anterieure.html (voir le poème 'avant')

à écouter : https://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-a-moudre/sommes-nous-addicts-aux-addictions
à voir https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/lusage-de-drogue-14-les-processus-de-laddiction 

une vidéo qui dit beaucoup de choses : https://www.ted.com/talks/johann_hari_everything_you_think_you_know_about_addiction_is_wrong?language=fr
( https://www.youtube.com/watch?v=PY9DcIMGxMs)


jeudi 24 mai 2018

Violence moderne

John Riordan
Dans notre démocratie 'apaisée', la violence est prohibée, mais n'a pas reculé. Elle a juste changé de formes. Avec son essai paru en mars dernier "Le déchaînement du monde" François Cusset, historien des idées, étudie les formes modernes de violence.

En 1770, Mirabeau écrivait : "La civilisation d'un peuple est l'adoucissement de ses meurs, l'urbanité, la politesse".  Cette croyance très répandue constitue le fond de l'argumentaire de vente de nos démocraties. Pourtant en 1939  Simone Weil notait déjà qu'un état peut être "extrêmement civilisé, mais bassement civilisé" et surtout que "lorsqu'un groupement humain se croit porteur de civilisation, cette croyance même le fera succomber à la première occasion qui pourra se présenter à lui d'agir en barbare".
En effet, si  la violence accomplit d'un coup ce que la raison et la délibération empêcheront toujours : faire plier tout le monde sans discussion (p47), alors pourquoi s'en passer ?

François Cusset remarque que dans le grand virage néolibéral des années 80, "La violence qui est la sage femme de l'histoire"  s'est vue désavouée, exorcisée. Toute forme de révolte politique directe et active s'est retrouvée disqualifiée stratégiquement et réprimée policièrement. Partout on a rendu les armes, désavoué la violence, et fait le deuil de la violence politique avec ce qu'il suppose d'oubli, de mélancolie et d'abjuration (p203)

Ce qui domine aujourd'hui dans notre société, c'est, d'un côté l'hypersensibilité à la violence, la chute du seuil admissible de violence interpersonnelle, et de l'autre côté, indissociablement, l'acceptation indifférente de la violence de masse (sans-abris, demandeurs d'asile, licenciements etc).  
 La violence est désormais dissimulée, un peu comme l'est celle de la mise à mort industrielle de l'animal dont la viande sous vide de nos rayons de supermarché ne porte plus aucune trace (p73). 

D'autre part la violence est devenue systémique dans le sens où elle traverse et s'inscrit au cœur de l'ensemble de nos structures économiques, sociales et de nos dispositions affectives. 

(p88) La finance, qui coiffe le système économique mondial est littéralement une structure, l'architecture même de la société mondiale, au double sens de plan abstrait et de lieu où l'on vit . Les flux du capital, dans leur opacité, dictent une partie des lois et, par le relais de l'état, la conduite d'institutions majeures qui répondaient autrefois à des logiques partiellement autonomes - biaisées peut être , mais pas avant tout par la règle comptable.

 (p82) L'impératif comptable d'optimisation de rentabilisation du temps est à l'origine de la violence systémique. La violence ponctuelle, non systémique, est celle qui voit surgir un drame dans le temps ordinaire qu'elle déchire soudain. La violence systémique elle, est la colonisation systématique du temps . L'obligation intériorisée de faire mieux, plus vite, moins cher, plus d'argent, moins d'attente. La fin du vide. Cette violence là n'explose pas; elle s'approprie le temps, surcharge l'atmosphère, l'électrise sans répit. C'est bien en s'exerçant sur le temps, à même la durée effectivement vécue, que la violence du pouvoir devient systémique.
La violence systémique est surtout celle des règles et des structures. Elle parait être sans cause et sans volonté propre et détruit des vies sans qu'on puisse la localiser ni l'imputer à un ennemi précis. Elle est une ambiance, comme dans une séance de spiritisme ou  dans un concert, une sorte d'envoûtement des choses les unes par les autres.

p99) La mondialisation a permis d'étendre et d'harmoniser les règles favorables aux multinationales et aux grands argentiers, pendant que les avocats internationaux profitaient des vides juridiques entre états pour faire autoriser ici ou là les pratiques de délocalisation, de dumping social ou d'évasion fiscale.

p132) De nos jours le monopole de la violence légitime n'appartient plus à l'état, ou plus seulement, mais au capital et à sa domination systémique. L'état qui pendant plus de trois siècles a policé les sociétés n'est plus chargé que de la police*. 
Aujourd'hui, c'est  le marché qui s'occupe de policer et de civiliser les peuples et de les dé-civiliser.


Ozias


* à ce sujet la déclaration que le ministre de l'intérieur vient de faire au sujet des casseurs est significative :
«Si on veut garder demain le droit de manifester, qui est une liberté fondamentale, il faut que les personnes qui veulent exprimer leur opinion puissent s’opposer aux casseurs et ne pas, par leur passivité, être complices de ce qui se passe.» 

(dixit Gérard Collomb 27mai2018)