vendredi 15 septembre 2017

Obeir

Philosopher c'est désobéir. Est-ce pour cela que la désobéissance n'est pas la chose au monde la plus partagée ?
Quatre lectures pour mieux comprendre ce nous pousse à filer droit, au travail et en société.

La formation de l’obéissance des ouvriers dans le travail a été étudiée dans le courant des années 70' par Michael Burawoy, un sociologue qui s'est demandé "pourquoi les ouvriers travaillent ils aussi dur ? et qu'est-ce qui les fait consentir à leur propre exploitation ?"
Au cours d'une année d'immersion sur la chaîne d'une usine de moteurs, Burawoy a analysé le processus de production comme un jeu dont les travailleurs élaborent en partie les règles. Il montre que cet ensemble de pratiques informelles (tous les ajustements de terrain), loin d'atténuer l'exploitation, la renforce. D'abord le jeu obscurcit les relations de production sur lesquelles il se fonde; ensuite, jouer le jeu génère un consentement à ses règles et aux rapports sociaux qui les définissent.(p109) . Le Jeu n'est pas le produit d'une harmonie préalable, c'est au contraire le consentement qui repose sur la participation au jeu. Si on joue le jeu, c'est parce qu’il apporte des satisfactions toutes 'relatives', qu'Herbert Marcuse appelle 'des satisfactions répressives' . Ce sont des satisfactions liées à des besoins déterminés par des forces extérieures sur lesquelles l'individu n'a pas de contrôle. Ainsi, dans l'atelier, l'atteinte des objectifs de production aide à réduire la fatigue et l'ennui au travail, permet d'obtenir des satisfactions sociales et psychologiques et surtout permet d'éviter le stigmate social et la frustration.
D'après Produire le consentement. Michael Burawoy.

Les travaux concernant l’obéissance des cadres sont plus récents. Je citerai ici Sébastien Stenger. Pour lui, le contrôle des cadres s'appuie sur la notion d' identité sociale, car l'enjeu de leur travail est aussi bien personnel (leur carrière, la conservation de leur statut) que professionnel (le travail fourni à l'entreprise) Les satisfactions issues du travail (sentiments d’autonomie, de réalisation de soi, d’acquisition de nouvelles compétences) procurent aux cadres l’impression de travailler pour eux alors que l’entreprise qui les emploie leur extorque des soumissions qu'ils ne perçoivent pas comme telles. Dans un tel contexte il serait inefficace de contrôler directement le comportement (à travers des systèmes de sanction par exemple). Le management cible alors indirectement  les comportements, à travers les normes et les valeurs et exerce via le discours et les pratiques managériales, ce que Etzioni, ou Kunda, appelle un contrôle normatif  afin de «susciter et orienter les efforts requis des employés en contrôlant leur expérience sous-jacente, les pensées et les sentiments qui guident leurs actions» (Kunda, 1992).
Cet intérêt pour ces formes de contrôle idéologique s’inscrit dans le courant critique inspiré des théories de Michel Foucault. Selon lui, le pouvoir, c’est-à-dire la faculté de modifier le comportement d’un individu, ne s’exerce plus de manière verticale. D’un pouvoir disciplinaire on serait passé à un pouvoir de surveillance sans sujet, où le contrôle est diffus et relayé par les pairs via l’intériorisation de normes. Le contrôle s’exerce sur l’individu à travers des normes qui façonnent la subjectivité à travers des techniques de gouvernementalité de soi.
D'après Domination et résistance dans un cabinet d’audit. Sébastien Stenger

A lire également l'article 'Les cadres des dominants très dominés' issu du livre de Gaétan Floco.  

Dans le travail le contrôle consiste donc à "développer un individualisme porteur d'un certain sens de la liberté, de l'indépendance, tout en aiguisant la concurrence entre les uns et les autres"


D'une manière plus générale, Herbert Marcuse, dans son essai "L'homme unidimensionnel",  s’intéresse en 1964 aux formes de contrôle des sociétés industrielles: 
" Le confort, l'efficacité, la raison, le manque de liberté dans un cadre démocratique, voilà ce qui caractérise la civilisation industrielle avancée .".../... "Une telle société peut exiger l'acceptation de ses principes et de ses institutions; il faut débattre des alternatives politiques et les rechercher à l'intérieur du statu-quo et c'est à cela que se réduit l'opposition.".../..."Aujourd'hui l'individu est entièrement pris par la production et la distribution de masse et la psychologie industrielle a depuis longtemps débordé l'usine.../..Par conséquent, il n'y a pas une adaptation mais une 'mimésis', une identification immédiate de l'individu avec sa société et à travers elle, avec sa société en tant qu'ensemble. .../... L'efficacité du système empêche les individus de reconnaître qu'il ne contient que des éléments qui transmettent le pouvoir répressif de l'ensemble."
"Que la réalité ait absorbé l'idéologie ne signifie pas cependant qu'il n'y a plus d'idéologie. Dans un sens, au contraire, la culture industrielle avancée est plus idéologique que celle qui l'a précédée parce que l'idéologie se situe aujourd'hui au niveau du processus de production lui même. L'appareil productif, les biens et les services qu'il produit, "vendent" ou imposent le système social entant qu'ensemble."

Enfin, le verrouillage se confirme au niveau des institutions politiques : "On voudrait faire croire qu’en démocratie, la désobéissance ne peut être le fait que d’anarchistes irresponsables ou de «traîtres» à l’expression de la volonté populaire. «Mais enfin pourquoi désobéir ? nous explique-t-on. Tout a été décidé et voté dans les règles. Les procédures ont été respectées.» Ce modèle d’obéissance «républicaine» fonde notre modernité politique. Il repose sur le mythe du consentement initial, celui du contrat social raconté par Hobbes ou Rousseau : ce moment fondateur où les hommes auraient accepté d’obéir à l’Etat en échange de leur sécurité. Il est d’autant plus actuel aujourd’hui, face au risque réel du terrorisme et à la mise en place d’un état d’urgence." 
Frédéric Gros "Désobeir". 2017 (pas lu..)


Sources :
https://traces.revues.org/365
L'homme unidimensionnel. Herbert Marcuse. Editions de minuit.
Produire le consentement. Michael Burawoy. La ville brûle 
Des dominants très dominés. Gaétan Flocco, éditions Raisons d'agir

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