mercredi 4 septembre 2013

Arts singuliers.

Nathaly Hertwig Gillet. Bipolarité.
Les artistes d’aujourd’hui mélangent allègrement les genres et les techniques, à la recherche de la manière la plus pertinente pour restituer leur imaginaire, en dehors des codes et des académismes. Pourtant, « La conception de l’art qui a prévalu pendant des siècles depuis la Renaissance fut adossée à un enseignement systématique de la copie des œuvres des maîtres anciens, ceux de l’Antiquité puis des 14e et 15e siècles. Le « canon classique » était la norme à l’aune duquel toute production artistique était jugée. A la fin du 19e et au début du 20e siècle, l’art moderne a largement mis à mal cette tradition. 
C’est dans une forme de continuité de cette volonté de transgression et de dépassement de conceptions séculaires que Jean Dubuffet a inventé l’Art Brut. Défini « contre » [l'Art], celui-ci s’opposait à la référence systématique aux modèles du passé, la copie, jugée responsable de la production d’œuvres qualifiées de « poncifs de l’art classique et de l’art à la mode ».  Dans "L’art brut préféré aux arts culturels" Dubuffet énonçait à propos de l’art brut : “Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquelles donc le mimétisme (...) ait peu ou pas de part (...). De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celle constante dans l’art culturel, du caméléon et du singe.” 


Ferdinand Cheval. Le palais idéal. 1912.
Parallèlement à l’art officiel, fondé sur des principes académiques hérités de la Renaissance italienne, une création autodidacte existe depuis toujours en Occident. Longtemps ignorée, elle prend à présent le chemin de la reconnaissance.  L'art singulier est un courant, un mouvement qui s'apparente aux naïfs, à la pop culture, à l'art brut . Pour citer Marcel Duchamp, inventeur du 'ready made' en 1917 et précurseur du pop-art, déclare  : "Le plus grand ennemi de l'art, c'est le bon goût!". Pour caractériser l'art singulier, je dirais que c'est la première tendance artistique qui s'affranchit ouvertement de la recherche du bon goût dans la création. L'art singulier c'est de l'expression à l'état brut . La dénomination 'art singulier' serait apparue lors de la manifestation "les singuliers de l'art" organisée en 1978.
Eric Demelis. L'impasse. 50x65cm.
Les artistes 'singuliers' sont souvent autodidactes et revendiquent une certaine spontanéité. Volontairement ou non ils ont établi une distance avec l'art officiel. L'art singulier est relié à une mouvance « post-art brut», que l'on a pu désigner également de différentes façons : « art en marge », « art cru », « création franche », « art hors-les-normes », "art insolite", "outsider art", "art hors norme", "art singulier", "art des fous", "art intuitif", "art alternatif".
« On peut facilement vérifier que les œuvres d’art classées « hors les normes », comme celles de l’art brut ou apparenté, ne sont en général pas produites dans des milieux aisés et cultivés, au sens savant du terme. Elles sont plutôt le fait de gens ordinaires qui, suite à un événement dans leur vie, s’attellent à un travail de création de façon extraordinaire ».(Samy Fouché). Ces dessins, peintures et sculptures hors-normes enrichissent notre définition de l’œuvre d’art. 
En revanche, l'art singulier est borné par deux limites : "par le bas" le risque est d'être singulier sans pour autant être de l'art. C'est par exemple le cas de griffonnages ou autres tentatives que nous connaissons tous. Et " par le haut" puisque en se faisant officialiser dans les musées conventionnels l'art singulier perd paradoxalement toute singularité.
Heureuses découvertes et joyeuses créations à tous !
Ozias

En savoir plus sur l'art singulier : 
http://www.univers-singuliers.com/carte.asp
http://www.art-singulier.fr/index.php

QU´EST-CE QUE L´ART SINGULIER (Jeanine Rivais)
Art asilaire, Art brut, l´Art singulier, autant de définitions que Jeanine Rivais, critique d´art, tâche d´exposer dans sa conférence sur une mouvance de l´art contemporain en marge de l´art officiel.

L’ART ASILAIRE
Avant d’en venir à la définition de l’Art singulier, nous parlerons de l’Art asilaire.
L’art des aliénés, « L’art des fous », comme il était autrefois brutalement appelé, est entré au musée dans les années 40, sous l’impulsion de Jean Dubuffet qui a créé pour lui l’expression « Art brut ». Mais il était depuis plus de 50 ans systématiquement exploré ; et depuis plusieurs siècles au centre des intérêts et des perplexités de nombreux philosophes et médecins.
L’Art asilaire est produit par des êtres souffrant de ce qui a été baptisé « schizophrénie », maladie qu’a explorée au début du XXe siècle, pour l’hôpital d’Heidelberg, le psychiatre allemand Prinzhorn. Dans ce cas clinique, Prinzhorn s’est intéressé à l’individu qui, entraîné vers un repli autistique est malgré tout capable de remonter la pente ; et, sans se débarrasser jamais de sa souffrance, d’exploiter pour se reconstruire une expression picturale intuitive.
Insouciante par conséquent des définitions et des exigences de la création classique ; porteuse de tant de richesses et de formes tellement inattendues, apparaît alors cette production artistique à caractère obsessionnel qui a prédominé dans le domaine plastique, sans doute parce que l’exigence d’un code y est moindre qu’en poésie.
« La maladie ne donne pas de talent, écrit Prinzhorn, mais presque tout individu est capable de constituer des formes complexes. Ceux qui ont ainsi pu briser les barrières de l’autisme ont amorcé une marche vers un mieux-être. Figures pétries dans de la mie de pain, statues taillées dans des matériaux de fortune, dessins tracés sur du papier hygiénique, etc. sont les manifestations les plus courantes de cette lente remontée. »
Une telle démarche n’a, d’emblée, été ni évidente ni facile. Et la plupart des œuvres de l’hôpital d’Heidelberg que fut chargé d’étudier Prinzhorn et d’où est partie toute cette aventure, appartiennent à une époque où, face à l’indifférence, voire à l’hostilité des médecins, le malade devait ruser, travailler en cachette pour réaliser ce qu’il lui « fallait » exprimer. Dès qu’il avait découvert cette possibilité, son volontarisme et son acharnement à continuer laissent penser que cette création autistique lui apparaissait comme le seul recours à l’hospitalisation prolongée et à l’absence de toute aide thérapeutique. Ainsi sont nées « dans la clandestinité » les œuvres de Wölfli, Aloïse, Brendel, Walla, etc. qui en ont été les exemples les plus remarquables.
Certes, dès le XIXe siècle, de nombreux hôpitaux avaient constitué leurs « collections ». Mais elles étaient les équivalents des bocaux conservés dans les musées pathologiques ! On trouvait avec les dessins, les corps étrangers avalés par les malades, des spécimens d’écritures ou de tatouages, des armes improvisées, etc.
Et toujours, la folie restait considérée dans son étrangeté qui disqualifiait les œuvres des malades : Ainsi, au début de ce siècle, Marcel Réja, dont le livre fit autorité et que connaissait Prinzhorn, désignait dans L’Art chez les fous, un ailleurs, un monde où l’on peut trouver « presque toujours une formule d’art plus ou moins archaïque, attestant parfois d’un grand talent… mais dans lequel on ne peut guère relever que des lueurs plus ou moins isolées, auxquelles il manque toujours quelque chose pour prononcer le mot “ génie ”. »
Néanmoins, ces regains d’intérêts et ces changements de mentalités interviennent au moment-même où en France, une nouvelle vague artistique propose dans les galeries toutes sortes d’objets singuliers : Cézanne découvre la sculpture nègre. En 1907, Picasso présente Les Demoiselles d’Avignon. Fauves, Expressionnistes, Surréalistes clament l’influence qu’ont sur eux les arts primitifs… Etc. Dès lors, il devient inutile de continuer à endiguer derrière des murs d’hôpitaux, une partie de ces créations étranges. Le Dr. Morgenthaler publie (1921) une importante étude sur Wölfli qui précède de peu le livre de Prinzhorn (1924) d’où j’ai tiré une partie de cette documentation.
Expressions de la folie, tel est le titre du livre, marque la fin de l’exclusion. On assiste désormais à l’avènement de l’artiste schizophrène. Les documents jusque-là traités comme « pathologiques » fuient les dossiers asilaires et sont considérés comme un art à part entière. Dès la parution du livre, des artistes comme Max Ernst, Paul Klee, Kubin, émerveillés de ce qu’il leur révèle, saluent comme leurs pairs ces créateurs anonymes « qui s’étaient mis à la tâche, en toute ignorance, derrière les murs de leurs asiles ! »
Des poètes célèbrent ces talents nouvellement découverts, comme Henri Michaux qui compose des pages magnifiques consacrées aux « Ravagés » !
À propos d’Aloïse, par exemple, tombée follement amoureuse de l’Empereur Guillaume II, aperçu lors d’un défilé. Elle mène en rêve avec lui une aventure exaltée, qu’elle va développer pendant 40 ans d’enfermement, sous forme de pages entières d’écrits et de dessins aux crayons de couleurs.
À propos d’Aloïse, donc, le poète écrit : « Celle pour qui seul l’amour d’un prince royal entr’aperçu derrière la grille d’un parc magnifique, aurait paru suffisant, reçoit, isolée, méprisée, en habits misérables, dans l’espace étroit d’une chambre d’internée, l’inouïe revanche d’une liberté incomparable ».
L’aventure est en marche. Une marche qui, de nos jours, est quasiment révolue : En effet, l’art-thérapie devient une routine. Intégrés au monde extérieur, les malades bien souvent créent non plus pour surmonter leur intolérable douleur, mais pour réaliser ce que l’on attend d’eux ! Par ailleurs, les neuroleptiques adoucissent les phases aiguës de la maladie. De plus en plus, les séjours en hôpitaux psychiatriques sont réduits au minimum. Le phénomène d’exclusion qui frappait les malades a grandement diminué : Voilà les schizophrènes inclus dans la cité ; invités à des apprentissages similaires à ceux des gens dits « normaux » !
Alors, s’il faut pour eux, se réjouir de ces améliorations sociales, médicales et psychologiques, il faut aussi admettre que leur production est désormais en voie de disparition ; et par toutes les influences culturelles et médiatiques qui s’exercent sur ces libérés de leurs murs, des mots comme art asilaire ou art brut sont pratiquement devenus obsolètes.
L’Art brut
Dans ces conditions, qu’est-ce que l’Art brut ?
Jean Dubuffet, « créateur » de ce mot qu’il a très vite interdit d’employer pour des œuvres autres que celles de sa collection, le définit, revient sur ses nuances, le peaufine dans tous ses livres s’y rapportant, comme Prospectus et tous écrits suivants (4 volumes), et surtout L’Homme du commun à l’ouvrage.

Il est donc inutile de prétendre inventer en la matière. Mieux vaut citer l’auteur. Voici un extrait d’un texte publié en 1947 et intitulé L’Art brut :
« Il y a, dit-il, il y a (partout et toujours) dans l’art, deux ordres. Il y a l’art coutumier (ou poli) (ou parfait) (on l’a baptisé, suivant la mode du temps, art classique, art romantique ou baroque, ou tout ce qu’on voudra, mais c’est toujours le même) ; et il y a (qui est furtif comme une biche), l’Art brut…
Formuler ce qu’il est, cet Art brut, sûr que ce n’est pas mon affaire. …
L’Art brut est un art modeste et qui souvent ignore même qu’il s’appelle “ art ”. »
En Octobre 1949, dans L’Art brut préféré aux arts culturels, il reprend :
« … Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique ; chez lesquelles donc, le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part ; de sorte que leurs auteurs y tirent tout de leur propre fond… Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur ; à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art, donc, où se manifeste la seule fonction d’invention… C’est pourquoi nous ne voyons aucune raison de faire, de l’art des fous, un département spécial… L’acte d’art, avec l’extrême tension qu’il implique, peut-il jamais être normal ? Notre point de vue est donc que la fonction d’art est dans tous les cas la même ; et qu’il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genou. »
En somme, et bien qu’il s’en défende, Dubuffet définit de façon très précise ce qu’il entend par Art brut : un art où le besoin de création est si violent qu’il entraîne de façon rédhibitoire l’individu vers l’extériorisation de cette pulsion ; un art spontané, primal, créé du tréfonds de leur instinct par des individus idéalement vierges de toute influence ; des gens du commun idéalement acculturés !
Peut-on imaginer que ces conditions idéales aient réellement existé, même à une époque où le flux d’apports extérieurs était tellement moindre qu’aujourd’hui ; même si les créateurs qui ont intéressé Dubuffet étaient en milieu asilaire ou carcéral ?
Il semble bien que Dubuffet ait défini une utopie, son utopie ; et oeuvré pendant près d’un demi-siècle à s’en rapprocher le plus possible. L’on peut penser qu’il a vécu des moments difficiles lorsque, à la fin de sa vie, comprenant qu’il serait aberrant de s’en tenir strictement à cette définition restrictive, il l’a élargie à des créations d’artistes extérieurs à ces univers contraignants. Et que, de la Collection originelle de l’Art brut créée en 1947, et revenue après un détour par les États-Unis, séjourner dans les sous-sols de la galerie Drouin à Paris, il a séparé environ 2 000 œuvres qu’il considérait comme des déviances de cet Art brut pour les regrouper d’abord sous le titre de Collections annexes, puis sous celui, définitif, de Neuve Invention.
L’Art singulier
Chapeautant l’Art brut et tous les labels ultérieurs à ce mot, nous en arrivons à l’Art singulier. Nous partirons, pour essayer de cerner sa définition, d’une phrase de Gérard Sendrey, fondateur du Musée de la Création franche de Bègles, applicable à toutes les formes d’arts :
« Personnellement, écrit-il, je me demande ce que pourrait être un art qui ne serait pas singulier, ou qui ne serait pas hors-les-normes ? C’est la nature de l’œuvre artistique d’affirmer sa différence. La création ne peut être banale, ni obéir à des règles. »

On pourrait donc penser que l’expression « Art singulier » soit un pléonasme ! Sauf que cet assemblage a été accepté par le tandem Jean Dubuffet – Alain Bourbonnais pour distinguer, face à des gens ayant la volonté bien définie d’être considérés comme des artistes, une autre catégorie inconsciente d’avoir du talent, et uniquement poussée par le besoin vital d’exprimer son « moi profond » ! Par voie de conséquence, il s’agissait de donner ses lettres de noblesse à un art complètement différent de celui dont tout le monde avait jusqu’alors conscience, conventionnel, issu des écoles, plongé dans la culture et l’officialité, et qu’il est convenu d’appeler « Art contemporain » !
Mais nous devons expliquer pourquoi Alain Bourbonnais ne désignait pas les œuvres qu’il présentait, sous le titre devenu incontournable d’Art brut ? Pourtant, il entrait en scène au moment où l’État français ayant refusé sa Collection, Jean Dubuffet venait d’en faire don à la Suisse, et elle était sur le point de quitter la France pour Lausanne. Et, heureux qu’Alain Bourbonnais, prenne avec son « Atelier Jacob », galerie parisienne qu’il venait d’ouvrir, le relais de cette Collection, il lui avait prêté des œuvres, en particulier celles d’Aloïse Corbaz.
Cette nécessité tenait au fait que Jean Dubuffet, comme nous l’avons dit plus haut, avait, dès l’origine, interdit l’utilisation du label « Art brut » pour toutes les œuvres, autres que celles de sa collection, fussent-elles des mêmes créateurs. Et, malgré la complicité très vive née entre les deux hommes, Il fallait à Alain Bourbonnais trouver une nouvelle appellation.
D’ailleurs, très vite ce dernier s’était lui-même mis à prospecter, mais il avait élargi le champ des recherches, en allant dans la campagne, et récoltant non pas des œuvres psychiatriques, mais des œuvres de solitaires, d’inconnus au-delà des limites de leur village. (Où on les considérait d’ailleurs bien souvent comme des fous ; à tout le moins comme des marginaux !) Finalement, ces productions étaient si proches des créations asilaires que Jean Dubuffet lui écrivait : « Je ne m’explique pas comment vous arrivez à dénicher tous les si divers et tous excellents opérateurs qui se retrouvent dans l’orbite de votre atelier Jacob. » Néanmoins, il maintenait sa position, et eu égard à l’exclusivité qu’il exigeait, il fallait redéfinir les œuvres découvertes par Alain Bourbonnais.
Dès le début de l’atelier Jacob, tous deux avaient, avec l’aide de quelques amis concernés par l’Art brut, prospecté de nombreux vocables. Mais le problème s’était vraiment posé dix ans plus tard, en 1983, au moment où Alain Bourbonnais, ayant conscience de ne plus pouvoir, à Paris, élargir le champ de son public, ouvrait à Dicy son musée qu’il appelait La Fabuloserie. Furent alors évoquées les dénominations les plus diverses : Art spontané, Invention hors-les-normes, Art hors-les-normes, Productions extra-culturelles, etc. Roger Cardinal, écrivain d’origine anglaise, avait par ailleurs proposé : Art isolé, Racines de l’Art, Franges de l’Art, Art marginal, etc. D’autres, pris au jeu, avaient pimenté la recherche : le poète André Laude ne suggérait-il pas les Imagitateurs ?
Finalement, Alain Bourbonnais avait, pour résumer la singularité de sa collection, retenu Art hors-les-normes : Il était architecte ; et venait de construire, entre autres monuments, une église à Caen. D’où cette réflexion : « Art hors-les-normes qui sonnait, disait-il, comme la basilique hors les murs ».
Entre temps, en 1978, Alain Bourbonnais et Michel Ragon (écrivain, et critique d’art) avaient été les instigateurs d’une très importante exposition au Musée d’Art moderne de Paris intitulée les Singuliers de l’Art, qui avait connu un succès énorme puisque, en quelques mois, elle avait été visitée par plus de 200 000 personnes.
« Singuliers de l’Art », voilà une autre désignation qui convenait bien à cet Art brut ! Et il existait donc, désormais, pour le définir, deux synonymes : Art hors-les-normes et Singuliers de l’Art.
Seulement, au fil du temps, l’expression s’est inversée ; est passée de l’artiste à la discipline Singuliers de l’Art est devenu Art singulier. Elle est désormais employée soit au singulier l’Art singulier, par opposition à l’Art contemporain ; soit au plurielles arts singuliers pour essayer d’inclure toutes les nuances apparues depuis la naissance de cette dénomination. À savoir : l’Art immédiat, les Friches de l’Art, La Création franche, l’Art cru, l’art intuitif, l’Art spontané, l’Art médiumnique, l’Art du bord des routes, l’Art insitic (inné), l’Art différencié, l’Art en marche, l’Art en marge. Il y en aurait d’autres, sans qu’il soit vraiment pensable de délimiter leurs spécificités, puisqu’il y a pratiquement autant de démarches que de créateurs. Mais quelle que soit la variété de toutes ces tendances, elles forment une mouvance porteuse de tant de psychologie, de poésie innée, d’inventivité, qu’elles s’imposent en une esthétique, une universalité dont l’évidence a accompagné la seconde moitié du XXesiècle !
DÉFINITIONS
Vous devez donc retenir des expressions évoquées plus haut :
• qu’elles ont été créées en raison de l’interdiction de Dubuffet d’utiliser le terme « Art brut » ;
• puis qu’elles ont été liées, à mesure de l’élargissement des propositions, à la volonté de gens fortement concernés qui ont pris en mains les destinées de ces tendances ;
• et qu’elles concernent toutes les tendances marginales.
L’Art asilaire qui est la dénomination originelle pour désigner une création de gens internés en hôpitaux psychiatriques, créant pour souffrir moins, et n’ayant aucune conscience de produire des œuvres d’art.
L’Art brut mot créé par Dubuffet, qui désigne la même catégorie de créateurs que précédemment, réunis dans la Collection de l’Art brut implantée à Lausanne ; auxquels se sont ajoutés ultérieurement les créateurs en milieu carcéral puis ceux de diverses origines classées dans la Neuve Invention.
Les Singuliers de l’Art, devenus l’Art singulier qui chapeaute toutes les dénominations apparues dans le dernier quart de siècle, y compris bien sûr L’Art naïf et l’Art populaire dont nous n’avons pas parlé aujourd’hui.
L’Art hors-les-normes choisi par A. Bourbonnais, qui est synonyme d’Art singulier.
Il nous faut aussi citer deux dénominations usitées dans les pays anglo-saxons :
Outsider Art qui signifierait littéralement « art extérieur, étranger ». À l’origine, il a exactement le même sens que l’Art brut, et il est maintenant, synonyme d’Art singulier. Plus personne ne le traduit. L’expression s’est francisée, et chacun dit l’Art outsider. Ce mot a été créé par Roger Cardinal qui a écrit en 1972 un ouvrage intitulé Outsider Art. Et qui a organisé en Angleterre la première exposition d’Art brut qui y ait eu lieu.
Plus récemment a commencé d’être employée l’expression Raw Art qui est la traduction littérale de Art brut.
Nous avons enfin le Folk Art, terme usité surtout aux États-Unis et qui signifie « Art populaire ». Mais il désigne là-bas toutes les formes d’art proches de l’Art brut, au lieu de se cantonner comme très souvent en France, à une forme de création très proche de l’artisanat rural. Nous parlons par exemple d’Art populaire à propos de la collection présentée par le Musée des Arts et traditions populaires de Paris ou au Musée de Laduz, Yonne.
INSTITUTIONS ET MÉDIATEURS
Il faudrait maintenant évoquer le rôle des hôpitaux psychiatriques dans l’évolution développée plus haut. Certains, comme celui de Ville-Evrard ont compris très tôt l’intérêt de ce qui a été appelé Art-thérapie dans l’apaisement des souffrances des patients. D’autres ont suivi plus ou moins tardivement.
Dans ces ateliers d’Art-thérapie sont produites des œuvres souvent très proches de l’Art brut, donc lourdement psychanalytiques, même si la présence d’un animateur peut parfois influencer les patients.
Dans le même esprit, se sont ouverts les CREAHM (Créativité et Handicap Mental) qui, partis de Belgique, sont en train de se développer en France.
Il faudrait également évoquer les sites, lieux magiques créés par des auteurs qui sont la quintessence de l’Art singulier puisqu’ils ne se sont pas contentés de réaliser des objets, ils ont bâti ou modifié les lieux destinés à les abriter. Nous citerons :
– Le Palais idéal du Facteur Cheval à Hauterives dans la Drôme.
– La maison de Picassiette à Chartres.
– L’Étrange Musée de Robert Tatin près de Laval.
– La Maison de Danielle Jacqui, Celle qui peint, à Pont de l’Etoile dans les Bouches-du-Rhône.
– La liste serait longue de tous les autres, moins grands, moins connus, comme Le Jardin de Rosa Mir à Lyon, La Maison Raymond Raynaud à Sénas, et celle de Mariette à Saint-Laurent-du-Pont dans l’Isère, etc.
Il faudrait évoquer encore les musées consacrés à toutes les tendances de l'Art singulier :
– Le Petit Musée du Bizarre, le plus ancien de tous, proposant des œuvres d’art populaire paysan.
– La Collection de l’Art brut et la Neuve Invention, créée avec le concours de Dubuffet ; et de ce fait le lieu de référence de tout l’Art brut.
– L’Aracine, Musée d’Art brut, implanté à Villeneuve d’Ascq.
– La Fabuloserie de Dicy, (Yonne), musée d’Art hors-les-normes.
– L’Art cru Museum, de Bordeaux, largement consacré à des œuvres psychiatriques.
– Le Musée de la Création franche, de Bègles près de Bordeaux.
– La Collection Cérès Franco d’Art contemporain, de Lagrasse (Aude).
– Le Musée de l’Art en Marche de Lapalisse (Allier) et Hauterives (Drôme).
Évoquer enfin les revues ou fanzines*, qui relatent les événements essentiels de cet Art singulier dont vous avez quelques exemplaires sur la table. (* Fanzine mot-valise formé de « fan », admirateur, et de « magazine ».)
– Le Bulletin de l’Association Les Amis de François Ozenda, de Jean-Claude et Simone Caire. Le plus important en volume et en diversité d’information et surtout historiquement, puisqu’il en est la mémoire et les archives depuis trente-cinq ans.
– Gazogène, de Jean-François Maurice.
– Les Friches de l’Art, de Joe Riczko.
– Regard, de Marie Morel.
– L’Amateur, d’Alain et Blanche-Marie Arnéodo.
– Les Graph’zines de Paquito Bolino et Caroline Sury.
Et deux revues qui ne sont pas des fanzines :
– Artension créé par Pierre Souchaud, qui consacre une large place aux arts marginaux, mais sans omettre l’Art contemporain.
– Raw Vision, de John Maizels, revue de langue anglaise qui parle essentiellement d’Art outsider anglo-saxon.

MENACES D'UN ÉLARGISSEMENT
Nous achèverons ici ce parcours sommaire du monde singulier, en disant avec un véritable regret que le tableau brossé de son évolution marginale est de moins en moins idyllique. Que, malgré la fidélité de nombre de créateurs à sa singularité, celle-ci est de plus en plus menacée. Le seul garde-fou actuel sont les musées : s’ils ont élargi la notion de singularité à ces créateurs non-autodidactes, ils veillent néanmoins à ne collectionner que des œuvres singulières. Et ces collections sont la mémoire vive de cette mouvance.
Menacée, donc, la Singularité, par les artistes eux-mêmes qui, animés du seul souci de vendre ne se contentent plus du plaisir de créer mais reproduisent trop souvent l’attitude des artistes et des voies officiels, soucieux de réussite. Leur volonté d’exposer « partout » les place en porte-à-faux par rapport à l’attitude singulière. Nul, en effet, n’est doté du don d’ubiquité. Comment être singulier au sens originel, c’est-à-dire hors des voies piétinées ; et dans le même temps, les piétiner soi-même ? Il faut donc admettre que même le terme d’Art singulier est lui aussi en train de devenir obsolète.
Menacée, encore, la Singularité, par la volonté de récupération de gens, des galeristes en particulier, qui ne perdent pas le nord et qui, ayant exposé sans état d’âme des représentants des multiples tendances de ce demi-siècle (Art conceptuel, Art pauvre, Minimal Art, etc.) se rendent compte qu’elles ne font plus recette et exposent désormais avec la même absence de vergogne ces créateurs jusque-là marginaux.
Pour ne rien dire de certains journalistes qui ont fait leurs beaux jours de ces mêmes circuits, et qui, sentant le vent tourner, mais incapables de changer de mentalité, traitent de la même façon que l’art officiel froid et cérébral, cet art marginal chaleureux et vivant.
Et, dans le même esprit, menacée, la Singularité, et c’est là le pire danger, par l’intrusion d’artistes formés dans des écoles, et en mal d’inspiration. N’ayant rien contre des mimétismes susceptibles de leur ouvrir des portes (ces fameux mimétismes dont l’absence dans l’Art brut avait suscité l’intérêt de Jean Dubuffet), ils se mettent à « faire de l’Art brut ». (Vous sentez bien, après ce que nous venons de développer, l’incongruité de cette expression !) Et même, de décrocher dans des écoles auto-proclamées compétentes, des « diplômes d’Art brut », ce qui est le comble de l’aberration !
Restons malgré tout optimistes ! Espérons que longtemps encore tous ces courants hors-les-normes enrichiront, hors des sentiers battus, la création picturale mondiale !

Jeanine Rivais




"Ce qui est étonnant, ce qui est parfois même stupéfiant, c’est de constater l’intensité du travail . Pour chacun de ces plasticiens il est évident qu’il y a une forme d’urgence à créer. Douce ou violente, mystérieuse ou évidente, provocatrice ou naïve, la démarche témoigne immédiatement d’une nécessité intérieure qui, chaque fois, réussit le tour de force d’entraîner le spectateur. « Témoin » serait d’ailleurs un meilleur terme : toutes ces oeuvres sollicitent le regard, le réclament, impliquent celui qui les croise.
Si ce dernier désire « dire » quelque chose à propos de ces créateurs, il se sent à la fois déstabilisé et accompagné. Car la plupart des tableaux nous observent aussi : le spectateur est sur la sellette, il lui est demandé de faire des choix, de s’interroger sur sa propre existence sensible, il est épaulé, secoué par des émotions sur lesquelles mettre des mots ne peut pourtant qu’éloigner du rapport immédiat au monde que proposent ces peintures.
Conceptualisés ou instinctifs, conscients d’eux-mêmes ou bruts, obsessionnels parfois, ces travaux, souterrainement, ont l’humaine condition comme dénominateur commun. Dans son angoisse, comme dans sa vitalité triomphante."

Emmanuel Merle

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