mercredi 24 juillet 2013

La vie antérieure

"Ce qu'on aime, on l'a toujours aimé". André Hardellet.

"C'est comme si quelque chose vous effleurait le cou puis cela devient chaud et s'élargit. .../.. les pensées prennent une clarté inhabituelle, les facultés de travail semblent soudain décuplées. Les sensations déplaisantes disparaissent toutes sans exception"...
- Mikhaïl Boulgakov. Morphine.

"La paix ravissante qui m'envahissait, montant des mollets, me jetait dans une stratosphère de délices." "Le toxique abolissait le système des objets en me laissant face au seul objet qui fut également sujet : mon propre corps, étendu à l'infini, dans lequel je baignais. Ce corps trouvait son alignement jusque dans les choses les plus insignifiantes. Aussi pouvais je rester sur un banc, n'importe où hors du monde, statufié mais nourri amplement par les plus infimes détails que j'enregistrais autour de moi."
- Anonyme. Rêveries du toxicomane solitaire.


Avant...
Je me souviens du plaisir subtil physique, statique, paresseux et solitaire. 
Alternance de pesanteur et d' apesanteur, sensations d'écroulements, d'écoulements de masses fluides piquetées de quelques démangeaisons erratiques. Impression de s'enfoncer et de se répandre dans son propre corps. Jouissance de l'immobilité et plaisir supérieur d'un moindre mouvement. Chaque molécule du toxique s'unit au neurone qui l’espère.

Du sommeil retirer l'oubli. De musique, de lumière point besoin. Laisser courir dans les veines le désir d'exister et un puissant sentiment de bonheur et de liberté. 

Colliers de baisers qui s'attardent sur la main, puis parcourent le bras et l'ensemble du corps Chaleur de caresses diffuses au creux du ventre. Bain maternel.  Bébé calme et comblé qui flotte dans sa matrice et explore sa planète. 
Calé dans des bras maternels, tu me berces et je demande : encore ! 
Sonder l'élémentaire, habiter son corps, faire la paix avec son souffle puis préférer l'apnée.

Je te retrouvai sans besoin de parler. 
Je te connaissais depuis le début, depuis toujours. 

- Ozias

Sitôt que mes yeux se ferment, le monde des rêves s'impose. Les idées habituelles sont effacées par une suite d'enchaînements fantaisistes toute aussi tangibles, toute aussi précise. 
Dans cet état qui fait partie de mon paysage je perçois à l'intérieur de moi de sourds mouvements, comme si sous l'eau l'on rangeait des bonbonnes de butane. Sur ces planètes la gravité est si forte qu'il n'est plus besoin de respirer. Écroulement continu des membres fondus sous la douce chaleur du plexus solaire. Parmi les montres molles je vis en moule du lagon bleu.

Oz

Le produit apporte une satisfaction, mais pas de sens, alors sitôt le plaisir disparu reste l'absence de sens que répare une nouvelle consommation. Dehors il n'y a pas de réponse à la question du sens, il n'y a que des convictions plus dangereuses que les mensonges.

 "le produit est un moyen de ne pas s'en sortir. Une façon de rester" Olivier Rochemaure


L'espace et le temps se dissolvent
Dans les cavernes des esprits
La peine et la joie s'évanouissent
Au rivage de nos îles fortunées

Jin Ping Mei (XVIIème  siècle)

Strofka

La Vie antérieure (Charles Baudelaire - Les Fleurs du Mal).

J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.


— Charles Baudelaire

Le secret douloureux dont il est question dans le dernier tercet est probablement le mal de vivre inhérent à l'existence. Dans son Etude sur Delacroix (1855) Baudelaire parle déjà de secret douloureux :  "on dirait qu'elles portent dans les yeux un secret douloureux, impossible à enfouir dans les profondeurs de la dissimulation".
A propos du verbe approfondir Jean-Bernard Barrère note que approfondir peut être pris au sens par lequel, pour calmer une souffrance, on 'l'excite, fait saigner un prurit, on creuse une plaie " . Sens d'aileurs évoqué par Baudelaire dans Poésies Diverses : "L'art cruel qu'un démon en naissant m'a donné, - De la douleur pour faire une volupté vraie, - D'ensanglanter son mal et de gratter sa plaie."


Voici également une traduction anglaise qui explicite bien la dialectique douloureuse de ces délices divins et la face obscure de cet idéal de sérénité que décrit Baudelaire :
'their only care to drive the secret dart
of my dull sorrow, deeper in my heart.'
— Traduction  Lewis Piaget Shanks, Flowers of Evil (New York: Ives Washburn, 1931)

 Mortels nous sommes. Notre fin est notre angoisse mais sa disparition deviendrait notre enfer. 

La volupté nous délivre de la hantise de nos spleens quotidiens. En nous ouvrant la porte de vies antérieures elle est notre part fugace d'immortalité. La crainte et les risques du toxique en sont le coût. Mais peut être, comme nous dit fort romantiquement le grand Charles (Baudelaire) “qu'importe l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l'infini de la jouissance ! ” .
Sur ces  pensées sans fond, et avant de partir vers une longue et inévitable vie postérieure, je nous souhaite bonnes vies !

Ozias
J'ai retenu cette interprétation de "la vie antérieure" (avec Bruno Laplante et Marc Durand.) sur une mélodie de Duparc car elle donne poids et sens aux deux derniers vers du poème de Baudelaire.

Sources : Baudelaire. Oeuvres complètes. Bibliothèque de la Pleïade. Gallimard.
Mikhaïl Boulgakov. Morphine. Solin
Anonyme. Les rêveries du toxicomane solitaire. Allia.

mercredi 17 juillet 2013

De la Connerie.

Le post de cette semaine est sur la chose la plus partagée au monde: la Connerie. La plus partagée et la plus mal définie aussi. Pour pallier ce manque je m'appuie  ici sur des extraits de l'essai 'Vers une libération amoureuse'  écrit par Yann Kerninon et paru en 2012 chez Libella Maren Sell. Yann Kerninon est écrivain, philosophe, magicien, cinéaste et  aussi découvreur de 'L’Éponge Connerie Planétaire (ECP®) .

Executive summary : La connerie est un 'machin'  collectivement fabriqué qui nous éloigne de notre vie. Exemples et extraits du chapitre 'Famille Travail Patrie, Connerie' 'Vers une Libération amoureuse' Yan Kerninon...

"Les 'z'umains', ça bosse dans une usine ou dans un ministère, ça prend des airs sérieux. ça dit des choses du genre "Il nous faut tenir compte des éléments conjoncturels majeurs", mais le soir, ça chiale seul dans son lit sur la misère du monde et sa propre misère.../... Et parce que tout le monde prend des airs sérieux, tout le monde chiale le soir seul dans son lit. Et parce que tout le monde chiale le soir dans son lit, tout le monde continue à prendre un air sérieux le lendemain venu, pour cacher que le soir il chiale seul dans son lit..."
Nous sommes tous des corps parcourus de désirs. Nous sommes tous des corps désirants . Désirant produire un chant. Nous arrivons au monde chargés de désirs et toute notre vie durant, nous marchons sur leurs traces. 
En même temps la connerie, nous absorbe, comme une éponge. Elle absorbe ce qui est en nous le plus vivant, le plus noble et le plus enthousiasmant, et ne laisse de nous que des ruines, des ressources posées là comme des objets inertes dont la seule fonction est de l'alimenter encore.
Eponge carnivore.
.../..."La 'Connerie' nous absorbe et se développe à la manière d'une éponge.  L'éponge est bien un animal, elle est bien parcourue par la vie , d'une façon plus intense que les fleurs ou les pierres. Pour autant, elle n'a pas de cerveau, ni aucun neurone. L'éponge ne pense à rien et n'a aucun projet. Elle s'étend et gonfle sans même s'en rendre compte...Elle ignore à la fois le bon et le mauvais. On ne peut même pas dire qu'elle soit vraiment "présente". Ce qui ne l'empêche pas de neutraliser tout.
L’Éponge Connerie Planétaire est la trame alvéolée de l'ensemble des activité humaines non strictement désirantes. Sa matière est un agglomérat d'idées, de théories, d'activités d'opinions et de croyances hétéroclites  [de préjugés]. L’Éponge Connerie Planétaire correspond à tout ce qui s'éloigne de la vie et qui se perd en bavardage et en affairement  L'ECP est une économie du mensonge et du faux. Bien qu'elle ait l'air vivante et que des gens y vivent, l'ECP n'a pas grand chose à voir avec la Vie ."

LA CONNERIE COMME CONCEPT.
Utiliser le mot connerie comme un concept philosophique pour dire la société dans laquelle nous vivons n'est pas une manière péremptoire de dire que le monde et les autres sont des "cons". Hélas, c'est bien plus grave que cela..../...
La connerie est une chose spécifique. Elle n'est ni la bêtise, ni l'ignorance, ni la stupidité. Elle n'est pas non plus l'idiotie, la vanité ou la balourdise. Elle n'est pas non plus  l'absurdité, l'inanité ni la futilité. Car la Connerie peut tout à fait être juste d'un point de vue logique, précise dans son agencement , scientifiquement  construite, infiniment instruite, savante et cultivée - et demeurer pourtant une authentique connerie..../...
Elle n'est pas, à vrai dire, une question de contenu, de savoir, ni non plus de méthode. La connerie est essentiellement affaire de détail et d'intention, une affaire d'attitude à l'égard du réel et de soi. Elle n'existe jamais hors contexte et [rarement] sous une forme pure..../...
La connerie consiste essentiellement à ne pas être tout à fait auteur de ses mots, de ses actes. Le processus de production de Connerie se met en marche dès lors que quelqu'un n'est pas tout à fait là, n'est pas tout à fait lui même, dès lors qu'il met en scène une parole ou un comportement dont les buts lui sont essentiellement extérieurs. [Ce qui,  fait consciemment, s'appelle 'jouer au con']. On commence facilement à produire des Conneries au moment où l'on veut s'intégrer, coûte que coûte, à un groupe, à une société ... Là encore, la nature du groupe importe peu..../...
La connerie, c'est ce que l'on répète d'une manière décollée de soi-même, avec des intentions non essentielles, c'est à dire, décollées de la vie. Et c'est cette définition volotairement ouverte que nous garderons donc : 

La Connerie correspond à tout ce qui s'éloigne de la vie, et qui dans cet éloignement, se perd définitivement dans le bavardage ou l'affairement."
D'après 'Vers une libération amoureuse'  de Yan Kerninon.chapitre 'Famille Travail,Patrie, Connerie'

ETYMOLOGIE
Aujourd'hui, de conin, qui signifiait lapin en vieux français mais désignait également le sexe féminin, ne demeure que le con.
"Le mot con désigne étymologiquement le sexe de la femme. C’est dans ce sens que le prend Aragon dans son livre Le Con d’Irène. La dérive du sexe à l’insulte est très certainement misogyne. C’est peut-être dans la « passivité » du sexe féminin dans l’acte sexuel que l’insulte trouve son fondement, cette passivité renvoyant à l’inertie physique puis à l’inertie intellectuelle. La connerie est alors, selon cette étymologie, une incapacité d’agir, de réagir, de faire, de résoudre, de construire, de comprendre, etc" *.

Le lapin

Je connais un autre conin
Que tout vivant je voudrais prendre.
Sa garenne est parmi le thym
Des vallons du pays de Tendre. 

(Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire, )




mercredi 10 juillet 2013

Regrets éternels

Bronnie Ware est une infirmière australienne qui a passé plusieurs années à travailler dans un service hospitalier de soins palliatifs. Ces services accueillent des patients ayant moins de 12 semaines à vivre. Dans son  blog , qui a attiré sur suffisamment d’attention pour devenir un livre intitulé "Les cinq principaux regrets de ceux qui vont mourir", elle a compilé  le top 5 des regrets de ses patients en fin de vie :

Je regrette de ne pas avoir eu le courage de vivre ma vraie vie et non pas celle que les autres voulaient pour moi.
«C’était le regret le plus commun». «Quand les gens réalisent que leur vie touche à sa fin et qu'ils jettent un regard clair sur leur existence, il est aisé de constater combien de rêves n’ont pas été réalisés. La plupart des gens n’ont pas réalisé la moitié de leurs rêves et doivent mourir en ayant conscience que cela est dû aux choix qu’ils ont fait, où qu’ils n’ont pas fait.»
«C’est très important d’essayer de répondre à vos aspirations durant votre existence. Dès que vous perdez la santé, il est déjà trop tard. La santé apporte une liberté dont peu de gens ont conscience, jusqu’à ce qu’ils la perdent.»

Je regrette d’avoir trop consacré de temps à mon travail.
«C’est un regret qui revient chez tous les patients masculins que j’ai eu à soigner. Ils n’ont pas vu leurs enfants grandir, et n’ont pas prêté assez d’attention à leur compagne. Les femmes aussi évoquent ce regret. Mais les plus vieilles d’entre elles, pour la plupart, avaient été femmes au foyer. Tous les hommes que j’ai soignés regrettaient profondément d’avoir consacré une part de leur existence si importante au monde du travail.»

Hommes ou femmes, Il semble que personne n’a jamais déclaré sur son lit de mort : ' J’aurais dû passer plus de temps au bureau! '.


Je regrette de ne pas avoir plus exprimé mes sentiments.
«Beaucoup de personnes ont étouffé leurs sentiments dans le but de rester en paix avec leur entourage. En découlent des existences médiocres, avec des personnes qui n’ont jamais atteint leur plein potentiel.»
«Nous ne pouvons pas contrôler les réactions des autres. Cependant, même si les autres peuvent réagir avec une certaine virulence lorsque vous changez votre façon d’être en vous exprimant en toute franchise, cela finit par renforcer vos relations et à les rendre plus saines. Ou alors cela vous libère d’une relation malsaine qui pollue votre existence. Dans les deux cas vous êtes gagnant.»

Je regrette de ne pas être resté en contact avec mes amis.
«Souvent, les patients ne réalisaient pas l’importance qu’avaient eu leurs vieux amis dans leur existence. Et dans leurs derniers jours, il n’était pas toujours possible de les retrouver. Beaucoup étaient tellement pris par leur propre existence qu’ils ont laissé s’étioler des amitiés en or au fil des années. Il y avait beaucoup de regrets sur le fait de ne pas avoir consacré à ces amitiés le temps et les efforts nécessaires pour les entretenir. Tous les patients regrettaient leurs amis lorsqu’ils étaient sur leur lit de mort.»

«Il est commun pour tout un chacun de laisser filer des amitiés dans nos vies bien remplies. Mais quand vous êtes confrontés à l’imminence de votre fin prochaine, les détails physiques de votre vie disparaissent. Les mourants veulent régler leurs affaires financières avant de s’en aller. Mais ce n’est pas l’argent ou le statut qui importent pour eux à ce moment là. Ils veulent tout mettre en ordre pour le bénéfice de ceux qu’ils aiment. Malheureusement, ils sont souvent trop malades ou fatigués pour s’acquitter de cette tâche. A la fin, tout ce qui importe, c’est l’amour et les relations humaines. C’est tout ce qu’il reste dans les dernières semaines, l’amour, et les relations humaines.»

Je regrette de ne pas m’être autorisé à être plus heureux.
«C’est un regret étonnamment commun. Beaucoup ne se rendent pas compte avant les derniers instants que le bonheur est un choix. Ils étaient tous empêtrés dans leurs vieilles habitudes. Le soi-disant confort qu’apporte la routine a empiété sur leurs émotions et leur physique. Dans la peur du changement, il s’étaient convaincus et avaient convaincu leur entourage qu’ils étaient heureux. Alors qu’au fond d’eux-mêmes, ils aspiraient à rire franchement, à avoir plus de folie dans leur vie.» 



Par ailleurs, Marie Paule Dessaint, auteure, coach et blogueuse,  remarque avec justesse sur son blog, que parler à une personne mourante de ses regrets, c'est comme l'empêcher de partir avec «le sentiment du devoir accompli». Par conséquent qu'il vaudrait mieux poser la question 'de quoi êtes vous le plus fier ?'
Elle note que parmi les tâches développementales du cycle de vie d'une personne, la toute dernière, au moment de la vieillesse est l'intégrité (se sentir entier, cohérent, accompli). Une autre tâche développementale fondamentale qui doit être acquise au cours de la vie et surtout après la soixantaine, est la 'générativité', c'est-à-dire être convaincu d'avoir laissé quelque chose derrière soi; d'avoir laissé son empreinte, sa marque, même toute petite, sur le monde.

Nous voilà prévenus et avertis, alors préparons nous au grand départ car 'rien ne sert de courir, il faut partir à point.'

Attention.... 1, 2, 3 Partez !


Ozias


jeudi 4 juillet 2013

Alcools

"you never know what is enough unless you know what is more than enough" (1)
Je n'ai jamais été un gros buveur, et voilà deux ans que je n'ai pas touché une seule goutte d'alcool. En tant qu'oulipien* des boissons fermentées ou distillées, et en vertu du recul que me confère l'abstinence, je consacre ce post à l'alcool et je partage à ce sujet quelques réflexions extraites d'un article du Dr François Gonnet, Médecin Alcoologue, trois poèmes (Malcolm Lowry, Cécile Toulouse) et un clip (Stromae).
Tchin-tchin! 
Ozias
Sexisme de la cuite.
Du fait de représentations culturelles et sociales bien intériorisées, les us et coutumes face aux produits psychotropes proposés dans notre société diffèrent selon les sexes. Les hommes ayant depuis bien longtemps l'autorisation sociale de l'usage des boissons alcooliques, particulièrement dans la cul­ture latine, ont sans doute dû trouver dans cette pratique le petit sédatif dont l'être humain a besoin pour accepter sa condi­tion de mortel. Fait notable, ce sédatif vous est octroyé sans que cela soit dit (ni interdit) et au cours de séances où règnent plaisir et convivialité.

Les femmes, privées de la fête ("Kinder, Kirsche, Kùche", soit "les enfants, l'Église, la cuisine"), ont applaudi lorsque Monsieur Laroche découvrit la molécule des benzodiazepines (il était alors directeur des Laboratoires Roche, en Suisse, lors de la découverte du diazépam - Valium®- dans les années I960). Et c'est ainsi qu'aujourd'hui, dans les schémas sociaux les plus habituels, lorsqu'une femme a un chagrin d'amour, elle avale son tube de benzodiazépines (remboursé par la Sécurité sociale), se retrouve au service d'urgence et est considérée comme atteinte d'une affec­tion pathologique reconnue dans la nomenclature (TS ou tenta­tive de suicide), intéressant autant le psychiatre que le somaticien qui tenteront d'y apporter remède pendant quelques heures ou lors d'une hospitalisation (très onéreuse) remboursée par la Sécurité sociale et numérisant du point ISA.

L'homme, bien que chasseur, devient parfois la proie et peut avoir, lui aussi, quelque chagrin d'amour.. À situation insoutenable,  et qui plus est indigne, solutions radicales ! Sous forme d'une bonne cuite qui, au lieu de TS, peut parfois tourner à l'IPM (ivresse publique et manifeste) traitée cette fois, non par le système sanitaire mais par les forces de l'ordre. Si séjour il y a au service d'urgence, il sera court car les urgentistes n'aiment pas "l'intoxication alcoolique aiguë" (c'est sale, ça fait du bruit et pipi partout et, en plus, c'est teigneux et parfois violent...). Notre homme se retrouvera donc à la "cellule de dégrisement" où il restera les six heures habituelles, où les lits, bien moins confortables, n'en sont pas gratuits pour autant puisqu'il devra payer une amende (non remboursée par la Sécurité sociale). .../...


Géographie de la picole.
L'Europe du boire (de l'alcool) est traversée par une diagonale sud-ouest/nord-est de l'épicentre serait la Belgique... Au nord, l'on boit sur le mode culturel anglo-saxon et celte, au sud sur le mode latin (Flamand versus Wallon). La France, hormis son nez (Bretagne) et son front (Normandie) qui participent des deux, boit sur le mode latin comme l'Italie, le Portugal, l'Espagne, et un peu la Grèce.

Chez nos voisins anglo-saxons, donc aussi aux Etats Unis, l'on boit surtout de la bière et des distillés. Boire à table est incongru, sauf si l'on reçoit des amis, à qui l'on sert alors plutôt du vin. La consommation d'alcool est de ce fait sporadique relativement plus légère que chez les latins (l'Irlande est ainsi l'avant dernier pays consommateur d'alcool en Europe), buveur anglo-saxon est de ce fait plus sensible à l'effet de l'alcool, moins tolérant (selon les lois biologiques habituelles). Mais ça l'arrange parce que, quand il boit au pub, en famille, le samedi soir, c'est pour se faire une injection intraveineuse d'alcool l'aspect psychotropique de l'acte prenant le pas sur l'aspect convivial, bien que présent lui aussi.

L'ivresse de ce fait est une affaire culturelle depuis des siècles. Lorsque la Bretonne du XIXème siècle, lasse d'attendre son mari qui n'en finissait plus de revenir des terres neuvaines, allait au bistrot du port, elle n'avait pas honte de rentrer chez elle la coiffe oblique, sous le regard choqué de l'esthète parisien, parlant déjà de race dégénérée. Or, elle ne faisait qu'obéir à ses représentations culturelles. Ce qui, soit dit en passant, lui permettait d'avoir des ivresses moins lourdes et dangereuses que sa consœur latine. Lorsqu'elle tombait, des siècles de culture lui avaient appris à le faire à moindre risque.

Le surmoi du Britannique se dilue plus lentement dans l'alcool que celui du Latin lorsqu'il faut conduire un véhicule, avec comme bénéfice des milliers de morts en moins sur les routes au travail ou à la maison. Le Latin boit "esthétique et distingué" Il est le meilleur du monde (.Français ou Italiens ?) en matière d'associations de mets et de boissons. Parce qu'il boit tous les jours à table, il tolère l'alcool autrement mieux que son voisin britannique. Il sait boire, c'est-à-dire qu'il ne s'autorise l'ivresse que lorsqu'elle lui échappe, dans des circonstances plutôt rares qui serviront éventuellement de récits fondateurs de mythes familiaux ultérieurs. Son ivresse, les autres la racontent pour s'en gausser, lui en a un peu honte. Si c'est une femme, par contre, elle est perdue. La maman callipyge est devenue une putain ! Les Latins ont une grande pudeur de leurs cuites, les Latines encore plus car les hommes les regardent...


Un concept nouveau : l'Ivreté'
L'ivreté se situe en ce point unique et précis où toutes nos petites : "aperceptions" habituelles prennent corps et excitent nos cinq sens. Ce corps chimique si simple, C2H5.OH, est de tous les produits psychotropes, celui qui va faire le plus grand désordre neuro-médiatique cérébral Pensez donc ! Il diminue opiacé delta, noradrénaline, acétylcholine, pour augmenter sérotonine et acide gamma-aminobutyrique. Ceci sans parler de la dopamine qui va s'emballer avec l'usage répétitif. Le résultat est : 1} une sédation, 2} une déshinibition, 3) une euphorie. Avec ces trois cordes, l'on peut jouer presque toutes les musiques. Néanmoins l'interprétation ne sera que celle de "qui-vous-êtes-au-moment-où-vous-le-buvez".

J'en veux pour preuve ce superbe texte chinois remontant à 2 000 ans avant Jésus-Christ (6) : "Chen Yukun, bouffon d'un roi de Qi dans l'Antiquité, a très bien exprimé cette corrélation entre le fait de boire ensemble et le degré de convivialité au cours d'une réunion. Au cours d'un banquet pour célébrer une victoire, le souverain lui demande la quantité qu'il pouvait boire avant d'être ivre. "Cela peut être un pot aussi bien qu'une grande jarre, répondit Chan Yukun - S'il vous arrive d'être ivre au bout d'un pot, comment pouvez-vous boire une jarre ? - Quand je bois en votre présence les fonctionnaires chargés d'appliquer les lois se tiennent debout à côté, les annalistes qui notent tout sont derrière moi, aussi je reste la tête baissée et je ne peux même pas boire un pot sans être ivre. Si mon père reçoit des invités importants, je m'incline devant eux, leur tends des coupes, leur verse à boire, ils me pressent de me joindre à eux et alors je leur offre un toast, dans ce cas je ne peux pas boire deux pots sans être ivre. Si je rencontre un vieil ami que je n'ai pas vu depuis longtemps, tout content nous parlons du passé, nous avons une conversation intime et personnelle et alors je bois cinq ou six pots sans être ivre. Si c'est une réunion à la campagne où garçons et filles s'assoient ensemble, où la boisson circule, où l'on boit joyeusement, pourvu que cela dure longtemps, que l'on joue au jacquet ou à des jeux d'adresse en faisant des compétitions, si l'on peut se prendre impunément par la main, si les regards deviennent éloquents sans restriction, si les boudes d'oreilles tombent devant les filles et leurs épingles a cheveux le long de leur nuque, j'adore tellement cette ambiance que je peux boire huit pots sans même être au tiers ivre. Si l'on continue à boire après le coucher du soleil pendant la nuit, si une partie, des convives dispersés, gar­çons et filles se mêlent assis, genoux contre genoux, les chaussures entremêlées, les assiettes et les coupes en grand désordre, les lampes éteintes, si le maître de maison renvoie certains indésirables et me garde, si les robes des filles sont ouvertes, des parfums forts s'en déga­geant, je suis ravi et je peux boire une jarre."
Que nous dit cet écrit vénérable ? Deux choses essentiellement. La première, disais-je, que l'alcool ne fait que révéler qui nous sommes au moment où nous le buvons, tant sur le plan biologique que psychologique. Il éclaire notre pièce intérieure. La seconde, que la ritualisation de l'acte de boire ainsi que son contexte socioculturel peut en modifier profondément les effets.(...)
"La passion qui anime la volonté d'ivreté est un écho lointain des pratiques enfantines. Il y a de l'aspi­ration à la régression dans le désir de se défaire des lourdeurs de l’existence par le recours à ce seul procédé. Et je songe que, parmi les jeux élus de ceux qui échappent encore, et pour peu de temps, aux rigueurs du monde, adulte, il existe (...) la volonté de faire exploser, ne serait-ce qu'un court instant, la stabilité de la perception afin d'infliger a la raison tyrannique et à la conscience, habituellement chargés de réaliser l'équilibre et la mesure, une panique voluptueuse qui débouche sur un spasme, une suspension des catégories apolliniennes (2). Dans l'Olympe, Penthée serait sans doute devenu fou si Dionysos, par son fluide cadeau, n'était venu introduire quelque souplesse (3).

http://groupeinteralcool.free.fr/index.php/component/content/article/107-gonnet
à lire aussi : http://sos-addictions.org/blogs-dexperts/drug-store-not-drug-war/la-revanche-des-buveurs-deau


Addiction et rédemption: Deux poèmes de Malcolm Lowry extraits de 'POUR l'AMOUR DE MOURIR'. Traduction de J.M. Lucchioni.


PRIÈRE POUR LES IVROGNES

Dieu, donne à boire à ces ivrognes
Qui se réveillent à l'aurore
Sur les genoux de Belzebuth, en plein délire,
Les membres recrus de fatigue
A l'instant où par la fenêtre ils aperçoivent 
Encore une fois, le jour qui s'accroît
Terrible comme un pont coupé.


RÉCONFORT


Tu n'es pas le premier à avoir la tremblote,

La tête qui tourne, des visions,
A porter la socque de pourpre
Ni le premier pour cette putain invincible
Qui fascine tant d'yeux injectés de sang. Penché sur toi,
Il a mal, ce visage de fer aux yeux d'agate,
Il s'éveille ange gardien et voit le passé
Riche d'un parthénon de possibilités...
Tu n'es pas le premier qu'on ait pris à mentir
Et à qui on dit qu'il va bientôt mourir.

Un poème de Cecile Toulouse.

FEU BAS

Quand ils boivent comme des trous,
Se trompent d'adresse,
Se trompent de lit,
Se trompent de vie.

Et puis quand tout déborde
De leur trottoir,
De leur caniveau,
De leur cerveau,
Et qu'au petit matin
Seule une coquille vide
Leur revient.

Non je ne sais pas
Quelle pluie les hommes attendent
Quand ils ont le cœur sec.
Je n'ai jamais appris,
En dépit des légendes,
Comment faire avec.

Quelle vague espèrent ils ?
Quelle tornade, quel tonnerre ?
Quel seau, quel baril ?
Quel whisky dans quel verre ?

Non je ne sais pas
Quel feu bas les dévore.
En dépit des excuses,
Je l'ignore.



Et enfin, grand classique, Charles Baudelaire

Enivrez-vous.

Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous!

Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront, il est l'heure de s'enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.

Charles B. (petits poèmes en prose)


* L'Oulipien est un membre de l'Oulipo.  La littérature oulipienne est une littérature sous contrainte. Un AUTEUR oulipien, C'est "un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir".Un labyrinthe de quoi ? De mots, de sons, de phrases, de paragraphes, de chapitres, de livres, de bibliothèques, de prose, de poésie, et tout ça...

(1) On ne sait jamais ce qui est assez avant de savoir ce qui est trop.
(2) Onfray M. La raison gourmande. Paris : Grasset, Figures, 1995 : 86 et suivantes
(3) Benichou L. Mythes et addictions. Séminaire de recherche IREMA; 27-28 novembre 1998. Paris : IREMA, 1998 : 49