mardi 7 mai 2024

Le guérisseur interne : mythe ou mécanisme ?

Traduction et compréhension d'un article de Joseph Peil

On peut dire savamment que les principes d’entéléchie et d’homéostasie sont au cœur du vivant (Entéléchie signifie littéralement : « fait de se tenir dans ses limites » ou « action de conserver ce qu’on possède »  et l’homéostasie désigne la régulation des constantes du milieu intérieur des organismes vivants).  La régénération est la propriété fondamentale du vivant à se maintenir en vie et à se développer, ce qui l’oppose à l’inerte, au minéral qui se transforme et évolue sans les contraintes de l’homéostasie (autorégulation). Par exemple un tas de pierre peut s’écrouler, devenir gravier puis sable, mais en aucun cas se reconstruire tout seul. En revanche, une colonie de bactéries se développe autant qu’elle peut, une plaie cicatrise, l’herbe repousse après qu’on l’a coupée, l’écorce de l’arbre se reconstitue par suite d’une gravure dans son tronc et ainsi de suite.

La régénération ou « guérison intrinsèque » fait référence à la capacité des systèmes vivants à se restaurer ou à se rétablir après une blessure ou une maladie. Autrement dit, « guérison » fait référence à la récupération, à la réparation ou au rétablissement de la santé, et « intrinsèque » implique que le processus de guérison trouve son origine causale au sein de l'organisme vivant lui-même, par opposition à une causalité via une intervention externe. Des analogies sont souvent faites entre la guérison psychologique et physique intrinsèque, et les processus d'autorégulation des systèmes vivants ( Varela et al., 1974 ).

Le thème de la « guérison intérieure » traverse l’histoire et les cultures du monde entier Campbell, 2008 ) ; ainsi que de nombreuses pratiques intégratives de santé et de bien-être – notamment le yoga, la psychothérapie, la respiration, la méditation et la prière. Les psychonautes ont tous fait l’expérience du bien-être qui succède à une prise de psilocybine, ou de LSD. Un sentiment de sérénité, de clairvoyance et de grande santé. Comme si le trip nous avait réconcilié avec la nature et avec nous-même. Nous pouvons alors répondre à toutes les questions et la peur semble nous avoir quitté. Même si nous étions bien portants, nous nous sentons « guéris ». Mais ce sentiment de guérison, de comment le mesurer et de quel phénomène procède t’il ?

Le concept de « guérisseur intérieur » fait référence à la croyance selon laquelle les plantes ou concoctions psychédéliques ont une action intrinsèquement régénératrice sur l'esprit et le cerveau, analogue aux mécanismes de guérison intrinsèques au sein du corps physique, par exemple après une maladie ou une blessure. Est-ce bien le champignon ou la plante qui sont dotés de ce pouvoir ? Est-ce un effet placebo, exacerbé par les intentions et les attentes que nous avions placées dans la cérémonie de guérison ? Ou bien s’agit-il d’un principe de régénération fondamental et propre au vivant qui fait que les lésions se cicatrisent et les tissus se reconstituent ‘naturellement’ ?

Une étude menée en double aveugle a cherché à tester et à discuter ces idées en évaluant les effets perçus de « guérison intérieure » et en les corrélant aux scores d’amélioration de la dépression mesurés 2 semaines après la prise de psilocybine. Cette étude vise à savoir si le concept du « guérisseur interne » a une validité mécaniste et prédictive.

1.      Il est apparu très nettement que, comparé à ceux qui ont reçu le placebo, les patients qui ont reçu 25mg de psilocybine sont beaucoup plus enclins à estimer que « « J’avais l’impression que mon corps/esprit/cerveau se guérissait automatiquement/naturellement par lui-même. » Autrement dit, la perception du « guérisseur interne » est majorée par la prise de psilocybine.

2.      Les patients ayant, au cours de leur voyage, ressenti le travail d’un « guérisseur interne » sont ceux qui présentent les meilleurs scores d’amélioration de leur état dépressif évalué deux semaines après le trip.

Conclusion : Le ressenti du travail d’un guérisseur interne corrèle avec une nette réduction de l’état dépressif.

Description de l’expérience

Dans un essai contrôlé randomisé en double aveugle portant sur des patients souffrant d'un trouble dépressif majeur de longue date, modéré à sévère, nous avons comparé la psilocybine à l'escitalopram, un antidépresseur inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine, sur une période de 6 semaines. 29 patients reçu deux doses distinctes de 25 mg de psilocybine à 3 semaines d'intervalle plus 6 semaines de placebo quotidien (groupe psilocybine) et 30 autres patients ont reçu deux doses distinctes de 1 mg de psilocybine à 3 semaines d'intervalle plus 6 semaines de traitement oral quotidien (groupe escitalopram).

PSYCHOMETRIE (Questionnaires évaluation patients renseignés suite à l'expérience)

Evaluation du guérisseur intérieur

L’ élément du guérisseur intérieur est évalué  sur une échelle à 5 points complété après l’expérience de dosage de psilocybine. L’item du guérisseur intérieur visait à capturer ce que ressentaient les participants suite à leur expérience récente. Les réponses à l'échelle sont exprimées en nombres entiers unitaires allant de −2 à +2, où un score de −2 équivaut à « fortement en désaccord », un score de +2 équivaut à « tout à fait d'accord » et un score de 0 équivaut  à « ni d'accord ni en désaccord ». L’élément du guérisseur intérieur était défini ainsi :

« J’avais l’impression que mon corps/esprit/cerveau se guérissait automatiquement/naturellement/par lui-même. »

Evaluation de la dépression score de Beck (BDI)

Auto-évaluation validée de 21 éléments des symptômes dépressifs notés de 0 à 3, créée à l'origine par Beck et al. (1996) . L'échelle couvre diverses facettes de la symptomatologie dépressive, notamment le sommeil, l'humeur, l'appétit, la concentration, la culpabilité, l'intérêt, la libido, l'irritabilité, l'agitation, l'aversion pour soi et la fatigue ( Beck et al., 1996 

Evaluation de rupture émotionnelle (EBI)

Une enquête en six questions développée par Roseman et al. (2019) mesurent les percées émotionnelles aiguës à l'aide de l'échelle visuelle analogique (EVA) avec des scores allant de 0 (« Non, pas plus que d'habitude ») à 100 (« Oui, entièrement ou complètement »).

Questionnaire d'expérience mystique (MEQ)

Le MEQ évalue les expériences aiguës de type mystique à l'aide d'une échelle de type Likert à 5 points, catégorisant les réponses en quatre sous-échelles : « mystique », « humeur positive », « transcendance du temps et de l'espace » et « ineffabilité » ( MacLean et coll., 2011 

Questionnaire d'expérience difficile (CEQ)

Le questionnaire sur les expériences stimulantes (CEQ) évalue les événements difficiles (bad trips) au cours d'expériences psychédéliques à l'aide d'une échelle de type Likert en 26 éléments et 5 points. Il comprend sept sous-échelles : peur, paranoïa, folie, détresse physique, isolement, mort et chagrin.

Questionnaire ASC (Altered State of Consciousness)

ASC  intègre 11 critères portant sur les phénomènes : vision, désincarnation, visualisations complexe ou pas,  expérience spirituelle, synesthésie audiovisuelle, signification modifiée des percepts, contrôle altéré de la cognition, expérience d'état de bonheur de l'unité

Intensité générale des effets du médicament

L'intensité générale des effets subjectifs du médicament a été évaluée à l'aide d'une EVA standard à incréments de 100 allant de « aucun effet » à « effets extrêmement intenses ». Ce test a été réalisé une fois que les effets aigus du médicament étaient tombés à un niveau négligeable.


RESULTATS des évaluations

1.      Comme supposé, les notes pour l'élément de guérisseur interne données par le groupe 25 mg de psilocybine ( M = 0,87, SD = 1,17) étaient significativement plus élevées ( t = 3,88, p < 0,001) que pour le groupe 1 mg ( M = 0,45, SD). = 1,43).
Le score modal du 75e percentile supérieur était de 2 (groupe 25 mg) et 1 (groupe 1 mg).
Les scores modaux inférieurs du 25e percentile étaient de 0 (groupe 25 mg) et de −2 (groupe 1 mg)

 

2.      L’amélioration du score de BDI (index dépression) deux semaines après la prise de 25mg de psilocybine corrèle avec le score du questionnaire « Guérisseur intérieur »



Ci dessus, pour le bras à 25 mg, les corrélations selon l'intensité subjective générale et le guérisseur interne par rapport au changement de score du BDI (Inventaire de dépression de Beck)  entre le départ et 2 semaines après le jour 1 de l'administration (DD1).

La corrélation était significative pour les scores BDI par rapport au guérisseur interne (−0,315, unilatéral) à 2 semaines.

Pas de corrélation entre le score d’amélioration du BDI et l’intensité de l’expérience perçue (Intensité Subjective Générale).

DISCUSSION

Le but de cette étude était de démarrer un processus de VALIDATION du concept de « guérisseur interne ». En second lieu, l’étude a examiné si les scores de l’item du « guérisseur interne » étaient en corrélation avec les changements post-traitement dans la gravité des symptômes dépressifs. Enfin, l’étude a évalué l’effet de l’intensité subjective du produit comme co-variable.

Comme prévu les scores de litem « guérisseur interne » étaient significativement plus élevés pour ceux qui avaient reçu 25mg de psilocybine que pour ceux ayant reçu le placebo. 

Au sein du groupe 25mg, l’effet « guérisseur interne»  est corrélé à la diminution des symptômes dépressifs tels que mesurés par le BDI avant la prise  et 2 semaines après, tandis qu’on ne remarque pas de corrélation entre l’amplitude des effets subjectifs perçus et la diminution du score BDI. Cette corrélation est même renforcée lorsque le facteur « guérisseur interne » est corrigé des effets subjectifs perçus, ce qui indique que la diminution des symptômes dépressifs n’est pas le produit d’une simple préparation psychologique (différant en cela de l’effet placebo). Ces résultats montrent que la perception du « guérisseur interne » est un phénomène causal significatif de l’amélioration de la symptomatologie dépressive.

Les analyses supplémentaires ont examiné les relations entre les scores du guérisseur, et les scores de percée émotionnelle (EBI), expérience mystique (MEQ), expérience du bad trip (CEQ) afin de repérer tout chevauchement statistique entre le facteur guérisseur interne et les autres facteurs mesurés. Quand les scores du MEQ (mais pas EBI ou CEQ) sont ajoutés comme covariable  aux modèles de changement du BDI  par rapport au modèle de variation du guérisseur interne, la relation prédictive entre le guérisseur interne et la diminution de la dépression diminue, ce qui signifie que même si l’action du guérisseur interne peut être indépendante des effets subjectifs des drogues, sa nature chevauche probablement les constructions et phénomènes d’expérience mystique. Cependant, la taille de l’échantillon étudié ne permet pas d’être formel.

INTERPRETATIONS

Si des travaux futurs confirment la pertinence d’une action de guérison interne (imaginée, réelle ou les deux) des psychédéliques, il restera à mieux comprendre sa nature : est-ce lié au renforcement de la suggestibilité due au produit, qui interagit avec les intentions du patient (Carhart-Harris et al., 2015), ou bien est-ce lié à une action substantielle sur la dynamique cérébrale , par exemple en faisant fonctionner le cerveau en un mode entropique ou critique propice à la régénération et à la guérison par le biais d’un « recuit neuronal ». (Atasoy et al., 2017Carhart-Harris et al., 2014Schartner et al., 2017Singleton et al., 2022Toker et al., 2022Varley et al., 2020) – cf Carhart-Harris et al. (2022) . En bref, le mécanisme thérapeutique supposé est que, suite à une prise calibrée de psychédélique, une augmentation de l’entropie cérébrale spontanée et l’augmentation de la plasticité cérébrale qui en découle, permet de se libérer d’habitudes pathologiques de comportement sur représentées ou indépassables. (Carhart-Harris et al., 2022). 

L’effet de « cerveau entropique », qui favorise la flexibilité et le dynamisme du système global de cognition permet de ‘déroutiniser’ les affects et les comportements, procurant ainsi une meilleure santé mentale. Il faut rappeler ici, les travaux récents portant sur la ‘méta’ plasticité des fonctionnements sous psychédéliques.  Par exemple Temperature or Entropy Mediated Plasticity (TEMP) Carhart-Harris et al., 2022 ) et la plasticité de la période critique  -phase de remodelage intense des connections neuronales-  ( Nardou et al., 2023 ). Dans le même ordre d'idées, on peut se demander s'il existe un lien entre l'expérience du guérisseur intérieur, une action cérébrale entropique Carhart-Harris, 2018b ) et la régénération des connexions synaptiques atrophiées par le stress De Gregorio et al., 2022 ; Moda-Sava et al., 2019 ) – voir aussi Carhart-Harris et al. (2022) et Nardou et al. (2023) . La dérégulation des régularités statistiques de l'activité cérébrale spontanée décrite par l'action « cérébrale entropique » des psychédéliques favorise t’elle une dynamique calibrée au sein du cerveau et de l'esprit – par exemple, comme décrit iciCarhart-Harris, 2018b ). Cette ouverture ou cet aplatissement du paysage pourrait être lié à un processus de « réduction du modèle bayésien» -opération par laquelle le cerveau élimine les paramètres redondants de ses modèles internes du monde en état de conscience modifié -Carhart-Harris et Friston, 2019 ), ce qui est «ressenti» par le patient comme une entéléchie vers la totalité. Des sensations ou des sentiments de lucidité psychologique apparente peuvent accompagner ces changements au cours du processus. Autrement dit, à mesure que se met en place un mode de fonctionnement du cerveau et de l'esprit plus large et plus ouvert, le psychonaute perçoit comme la sensation d'incarner une perspective plus large sur lui-même et son passé, et sur ses relations avec les autres et le monde en général. exemple, voir Peill et al. (2022) et Carhart-Harris et al. (2018b) . Ces « insights » (épiphanies, visions, révélations) peuvent être ressentis selon deux phénomènes non mutuellement exclusifs : (1) comme un élargissement ou une ouverture et (2) comme une décompression de données ou d'informations, où des informations habituellement occultées, supprimées ou comprimées surgissent dans la conscience.

Nous sommes encore loin de comprendre si et comment divers composants extra pharmacologiques externes, en plus des processus internes, façonnent les expériences psychédéliques et leurs résultats ultérieursCarhart-Harris et al., 2018c ). Le soutien psychologique semble avoir une influence importante sur les résultats cliniques, comme en témoignent les résultats d’une alliances thérapeutiques  jointe aux effets des antidépresseursMurphy et al., 2022 ; Timmermann et al., 2022 ). La musique – « thérapeute caché » de la thérapie psychédéliqueKaelen et al., 2018 ) – semble influencer les résultats thérapeutiques. Les processus expérientiels et épistémiques tels que la libération émotionnelleRoseman et al., 2019 ) et la lucidité psychologiqueDavis et al., 2021 ; Peill et al., 2022 ) semblent jouer un rôle important – comme l’indiquent nos travaux de modélisation et montrant ici une forte covariance entre l’effet de guérisseur intérieur versus percée émotionnelle et expériences de type mystique. Intuitivement, tous ces facteurs sont pertinents pour le phénomène du guérisseur intérieur et témoignent d’une synergie entre une action biologique intrinsèque et des forces contextuelles externes. Des travaux futurs sont nécessaires pour tester les hypothèses concernant cette interaction synergique putativeCarhart-Harris et al., 2018c ). Par exemple, il se pourrait que l’action curative intrinsèque putative des psychédéliques n’ait rien d’inexorable mais puisse être contrée par des conditions ou des contextes négatifs.

Il est connu que les processus de guérison psychologique peuvent comprendre une période de difficultés, alors que l’individu fait face – et potentiellement surmonte – une lutte existentielle ( Campbell, 2008 ). La notion de passage par la lutte en route vers la guérison est cohérente avec ce qu'on appelle la « crise de guérison » ou réaction de Jarisch-Herxheimer Lloyd, 1945 ) ainsi qu'avec la notion anthropologique et psychologique du « voyage du héros », c'est-à-dire un voyage symbolique composé de trois phases  1.effort et aventure, 2.lutte et crise, suivi de 3.triomphe ou « renaissance. Les thèmes énumérés ci-dessus sont classiques pour les médecines douces ou alternatives familiers de l'aggravation des symptômes avant la guérison. Des travaux récents ont suggéré que la phase  de montée d'une expérience psychédélique est plus susceptible d'être désagréable ou négativement valorisée que les phases suivantesBrouwer & Carhart-Harris, 2021 ) et un nouveau modèle conceptuel (R. Carhart-Harris et al. , 2022 ) inspiré par les récentes découvertes de l'imagerie fonctionnelle cérébrale humaine ( Daws et al., 2022 ; Singleton et al., 2022 ) a proposé que le contenu des expériences psychédéliques puisse graviter vers des thèmes psychologiquement aigus pour des raisons mécaniques. Plus précisément, on suppose que les symptômes psychiatriques sont des habitudes mentales ou des comportement sur-renforcées qui, par la répétition, sont codées sous forme de biais ou de déformations importants dans un espace d’état par ailleurs bien équilibré.

 Il est en outre supposé que ces biais se produisent parce que la visite de certains sous-espaces mentaux est inconsciemment répétée ou sur-pratiquée (par exemple via la rumination mentale). Contrairement aux sous-états sains (tels que la réflexion ou la motricité fine), ils ne sont pas le produit d’une cohérence du corps, de l’esprit/cerveau et du monde extérieur. La pensée et les comportements auto-réalisateurs peuvent renforcer des habitudes pathologiques à l’instar de mécanismes dits d'« inférence active » qui auraient mal tournéParr et al., 2022 ).

HYPOTHESE, LIMITATIONS ET TRAVAUX ULTERIEURS

Nous faisons l’hypothèse que ces « biais » dynamiques qui définissent la pathologie sont hypersensibles à l'action entropique des drogues psychédéliques, de la même façon que le sont, en métallurgie, les imperfections de surface corrigées par un recuit (R. Carhart-Harris et al., 2022 ). Des travaux futurs sont nécessaires pour tester si certains effets cérébraux provoqués par les psychédéliques – tels que leur action entropiqueGirn et al., 2023 ), sont liés au phénomène dit de guérisseur interne et si les processus décrits ci-dessus se prêtent à une modélisation informatique.

Comme indiqué plus haut, les analyses exploratoires n'ont révélé aucune relation significative entre les scores du guérisseur intérieur et les expériences difficiles. En milieu clinique, il a été difficile de déterminer l’influence causale des bad trips. Nous avons des résultats d'expériences difficiles à haute dosages qui tirent vers le bas le score moyen du groupe en matière de bien-être, mais cet effet dépend probablement du contexte (Carhart-Harris et al., 2018c ). Une meilleure compréhension du paradoxe des expériences difficiles aidera à démêler la relation complexe qu'elles peuvent entretenir avec le phénomène du guérisseur intérieur ainsi qu'avec le changement de santé mentale.

 Cette étude est limitée par le caractère subjectif et ponctuel de la mesure « guérisseur interne ». Les développements devraient examiner les nuances du concept, notamment sa dépendance à d’autres facteurs. Une échelle plus étendue avec des facteurs variés et un système de notation échelle de Likert/EVA plus complet permettra d’affiner ce résultat. De même, notre modélisation statistique est restée intentionnellement simple et fondée sur des hypothèses, mais des travaux futurs pourraient déployer des modèles de régression plus complets pour mieux examiner les interactions entre certaines des variables évoquées ci-dessus et le phénomène du guérisseur interne. Une autre limite est que nous avons abordé le concept exclusivement sous son aspect subjectif. Les prochains travaux examinant les corrélats neuronaux aideront à expliquer sa nature mécaniste. L’un des effets probables de cette démarche sera de déconstruire et de questionner le phénomène, en révélant les processus informatiques et biologiques à l’œuvre dans sa phénoménologie.

Comme pour les constructions précédentes souvent évoquées dans la communauté psychédélique mais pour lesquelles il y a eu peu de recherches de validation de construction (Robin L Carhart-Harris et al., 2018c ; Nour et al., 2016 ), nous avons ici attiré l'attention sur le fait que psychédéliques catalysent les processus de guérison intrinsèques et offrent une possibilité de définition et de mesure du profil expérientiel de cette construction pour inspirer de nouvelles recherches sur le sujet.

lundi 19 février 2024

Structures fondamentales des sociétés humaines

Ces derniers mois, j'ai avalé "Les structures fondamentales des sociétés humaines" de Bernard Lahire, paru en 2023 aux Éditions La Découverte.
La problématique du livre est exposée sur le quatrième de couverture : "Et si les sociétés humaines étaient structurées par quelques grandes propriétés de l'espèce et gouvernées par des lois générales ? Et si leurs trajectoires historiques pouvaient mieux se comprendre en les réinscrivant dans une longue histoire évolutive ?
En comparant les sociétés humaines à d'autres sociétés animales et en dégageant les propriétés centrales de l'espèce, parmi lesquelles figurent en bonne place la longue et totale dépendance de l'enfant humain à l'égard des adultes et la partition sexuée, ce sont quelques grandes énigmes anthropologiques qui se résolvent. Pourquoi les sociétés humaines, à la différence des sociétés animales non humaines, ont-elles une histoire et une capacité d'accumulation culturelle ? Pourquoi la division du travail, les faits de domination, et notamment ceux de domination masculine, ou les phénomènes magico-religieux se manifestent-ils dans toutes les sociétés humaines connues ? .../...

Bernard Lahire est un sociologue fondamentalement matérialiste et évolutionniste.  Sa démarche est celle d'une "socialisation du biologique", dans la mesure où la partie sociologique de ce que nous apprend la biologie évolutive et l'éthologie fournit les clés de ce qui est commun à toutes les sociétés humaines.
Pour lui, l'homme est une espèce animale parmi d'autres espèces. Une sorte de grand singe, produit de l'évolution et de sa cultureIl ne  sépare pas l'Homme du reste du vivant, mais le réinscrit dans une évolution historique de très longue durée. Pour Bernard Lahire, la culture est "l'avantage compétitif" de  homo sapiens, ce qui le distingue de toutes les autres espèces. Le culturel contribue à transformer le biologique et le biologique contribue à structurer le social.
Bernard Lahire prend d'ailleurs très soin de distinguer Social et Culturel. Il constate que tous les animaux (des fourmis aux chimpanzés en passant par les loups) connaissent et appliquent des règles strictes de comportement sociaux, mais que la culture, qui se limite à quelques pratiques figées chez les animaux, occupe une place majeure et sans cesse en évolution dans le développement de l'espèce humaine.  La culture est pour lui une solution évolutive ayant permis des adaptations plus rapides et plus efficaces que celles permises par la sélection naturelle. Nous sommes des êtres sociaux-culturels "par nature". Cette posture, qui "Établit une différence classificatrice entre le « social » et le « culturel », en montrant que les animaux non humains sont aussi sociaux que les humains, mais qu’ils ne sont pas ou ne sont que très peu culturels – les humains étant, quant à eux, à la fois sociaux et culturels – n’est pas une habitude de pensée ordinaire dans un monde qui utilise sans les distinguer les termes de « social », de « culturel » et d’« historique ». En éliminant la traditionnelle différence entre "nature" et "culture" Bernard Lahire parvient à se décentrer des points de vue purement anthropocentristes. Pour B.L. le culturel contribue à transformer le biologique (ex capacité à supporter le lait après la période de sevrage chez les peuples éleveurs etc ) en même temps que le biologique contribue à structurer le social. La culture joue un rôle crucial dans le développement humain notamment en raison de la prolongation de la durée de l'enfance chez les humains par rapport à d'autres espèces . 

La thèse de Bernard Lahire est que "une grande partie de la structure et du développement des sociétés humaines ne peut se comprendre qu'à partir du mode de reproduction (biologique et culturel) et de développement ontogénique de l'espèce. La lente croissance du bébé humain entraine une très longue période de dépendance (dont le nom savant est altricialité secondaire), prolongée par une dépendance permanente à l'égard des autres membres du du groupe social et de la culture accumulée. Pour B.L c'est dans la situation d'altricialité secondaire (les années d'éducation du jeune humain) que s'originent les rapports sociaux fondamentaux que sont les rapports de Dépendance -Domination. Cette longue période de dépendance contribue à renforcer le lien d’attachement et les relations dépendant-autonome, protégé-protecteur, inexpérimenté-expérimenté, petit-grand, faible-fort, etc. Tout au long de l’histoire des sociétés humaines cette matrice fondamentale a eu des conséquences majeures d’un point de vue économique, politique et magico-religieux.

La première partie du livre est donc une critique de la sociologie hyper-constructiviste et nominaliste actuelle qui en s'intéressant aux différences existant entre les sociétés humaines plutôt qu'aux invariants qu'elles comportent, a débouché sur le relativisme épistémologique essentialiste
(p68). Ce livre de B.L est le pendant de celui de Graeber et Wengrow intitulé "Au commencement était" dans le sens où ces derniers se préoccupaient des variations des modèles de société alternatifs au modèle standard occidental en ignorant les continuités et les grands invariants d’une société humaine à l’autre.
La seconde partie expose tour à tour les caractéristiques des sociétés humaines liées aux contraintes reproductives (longue dépendance des enfants aux adultes) et au fait que l’espèce humaine construit son environnement, chaque génération trouvant à sa naissance l’accumulation de toutes les connaissances et acquis des générations précédentes, contrairement aux espèces animales qui, même si elles peuvent utiliser des outils, voire transmettre de nouveaux comportements, ne sont pas des « espèces culturelles » caractérisées par cette accumulation. Se basant sur l’existence de « grands faits anthropologiques », comme la grande longévité humaine, B.L. dégage des « lignes de force ». Par exemple la dépendance des personnes âgées à l’égard des « productifs », et donc leur domination par les adultes jeunes (pages 360-362). Puis, il énonce 16 « lois générales » des sociétés humaines, universelles au sens où elles  « fonctionnent depuis le début de l’histoire de l’humanité ». Citons par exemple le tabou de l’inceste (expliqué par le fait que la familiarité entre parents génère le désintérêt sexuel), la loi de succession hiérarchisée (droit du premier arrivant) ou celle du « rapport eux/nous » qui fait que nous accordons spontanément nos préférences à ce qui nous ressemble.
La troisième et dernière partie du livre vise à montrer toutes les conséquences des « lignes de force » et « lois générales » des sociétés humaine. Par exemple, pour le domaine magico-religieux, BL souligne les liens étroits qui lient le pouvoir et le sacré : le Dieu transcendant est à l'image du souverain, qui lui même n'est qu'un état particulier issu du développement culturel-historique, de rapports universels au sein de l'espèce humaine (p731).

Devant l'importance que B.L. accorde aux facteurs biologiques on est tenté de se demander dans quelle mesure son approche pourrait être taxée d'essentialiste. La pensée de B.L est pourtant aux antipodes de l'idéalisme, et ignore toute forme de transcendance. Pour lui, en produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle même.
Paradoxalement, avec l’avènement de la culture, l’Homme serait entré dans l’ère de l’indétermination et se distinguerait radicalement de l’ensemble des autres espèces. Chassée par la porte, la théologie refait son apparition sous la forme d’une autocréation culturelle, sans fondement ni lois, de l’homme par l’homme. La science a dû lutter contre l’idée d’un Créateur à l’origine de la Terre et de la vie, et ce sont les sciences sociales qui doivent aujourd’hui faire face à l’idée d’une libre création culturelle de l’homme par lui-même. Car d’un Dieu créateur de l’ensemble de l’univers, on est passé à des individus traités comme des petits dieux créateurs de leur propre destin.

En mettant l'accent sur l'importance des interactions sociales, et des contextes culturels dans la construction des structures sociales B.L. rejette les approches simplistes ou réductionnistes qui réduiraient les comportements humains à des caractéristiques essentielles ou biologiques.
Cela ne signifie pas, il faut insister encore une fois sur ce point, que l’histoire ne fait que se répéter, mais seulement qu’elle ne va pas dans n’importe quelle direction, qu’elle ne se développe pas et ne se transforme pas de manière aléatoire et imprévisible, et que, malgré leur diversité, les sociétés ne peuvent pas prendre n’importe quelle forme culturelle. 

Ozias

"Croire qu’il suffit de se défaire d’une idée ou de ne plus y croire pour abolir un état de fait existant, n’a rien d’une évidence."

A consulter aussi :



mardi 28 novembre 2023

Intention et voyage psychédélique

D'après Lukas A Basedow et Sören Kuitunen-Paul  les raisons les plus courantes de l'utilisation des psychédéliques sont les suivantes [1] : Connaissance : Elargir la conscience, acquérir une plus grande connaissance de soi, modifier les perceptions sensorielles. Adapter ses comportements: S'affranchir des émotions négatives et apprendre à affronter les problèmes.  Développement: Accroître le plaisir de se sentir vivant.  

L'intention est le cap que l'on assigne à une expérience psychédélique. C'est la raison consciente avec laquelle on décide d'entreprendre un voyage intérieur. L'intention posée lors d'un voyage psychédélique est un point sur lequel focaliser et revenir afin de guider les pensées, les émotions et les visions tout au long de l'expérience.

L'attente (ou les attentes) peut se définir par les représentations, les espoirs et les buts qui motivent l'expérience psychédélique. Guérir d'une dépression, faire l'expérience de la dissolution du moi ou de l'extase mystique sont des exemples d'attentes courants parmi les utilisateurs de psychédéliques. Souvent les lectures de trip-reports, ou certaines expériences nous ont mis 'l'eau à la bouche' et inspirent des désirs, des attentes pour l'expérience suivante. Heureusement, les effets d'un psychédélique sont difficiles à anticiper et il est impossible de garantir à 100% un voyage avec évanouissement de l'égo ou extase mystique. Dans certains cas le voyage peut même être décevant, c'est à dire en dessous des attentes placées en lui. C'est pourquoi, je trouve sain de poser une intention, mais sans attentes particulières sur le contenu de l'expérience. 

Poser une intention permet de donner plus de sens au voyage psychédélique

Une étude menée auprès de 654 personnes projetant un voyage psychédélique et utilisant principalement du LSD et de la psilocybine [3] semble montrer que :

* Les personnes ayant posé des intentions claires avant le voyage ont plus fréquemment eu des expériences mystiques et généralement de plus importantes altérations de la perception.

* Les personnes ayant posé une intention de connexion spirituelle, de connexion avec la nature ou de développement personnel semblent ressentir un bien-être accru après le voyage psychédélique.

* Les intentions de récréation ou de socialisation diminueraient le risque d'une expérience difficile, peut-être parce qu'elles reflètent des attentes positives. Cependant, les voyages récréatifs sembleraient moins susceptibles d'apporter des changements durables en termes de bien-être que des intentions spirituelles ou thérapeutiques.

Lorsque vous définissez vos intentions pour votre voyage psychédélique, réfléchissez à la raison pour laquelle vous envisagez de faire ce voyage. Recherchez vous le développement personnel, la guérison, la connexion spirituelle, l'inspiration créative, des solutions à des problèmes ou la connaissance ? Réfléchir à vos intentions avant le voyage peut les rendre plus concrètes. Il peut même être utile d'écrire ses intentions sur papier. Envisagez de garder vos intentions à proximité pour vous y référer avant, pendant et après votre voyage.

Lorsque vous formulez vos intentions, prenez soin de les formuler de manière positive plutôt que négative. Formulez votre état futur souhaité dans un langage positif tel que "Avoir et exprimer de l'amour et de la compassion pour moi-même" plutôt que "Cesser d'être si critique envers moi-même et de porter des jugements". La définition des intentions fait partie de la construction de votre futur état de conscience non ordinaire. Un langage empreint de positivité, d'amour et de compassion donne un ton positif à l'ensemble de votre voyage. Cette note pourra se prolonger bien au-delà de l'expérience et tout au long de l'intégration.

Intention et neuroplasticité 

Les psychédéliques favorisent la neuroplasticité, c'est-à-dire la capacité du cerveau à se reconnecter structurellement [4]. Les intentions permettraient d'accroitre cette plasticité, en orientant l'expérience psychédélique vers des prises de conscience et des transformations significatives sur le plan personnel, et en accord avec vos valeurs. 

En outre, les psychédéliques modifient considérablement nos états de conscience en augmentant les connexions entre des parties du cerveau qui ne communiquent pas normalement. Cela rend très perméable à de nouvelles perspectives. Dans cet état de suggestibilité, l'intention nous permet d'ancrer le voyage vers les résultats souhaités en stimulant notre esprit.

Préparer son voyage

La définition des intentions est un élément important de l'état psychologique préalable au trip (le "Set"" du "Set & Setting"). Les intentions définies avant le voyage incitent l'esprit à naviguer dans le périmètre qu'elles fixent et permettent et de structurer l'état de conscience élargi induit par les psychédéliques [2].

Le fait de se sentir à l'aise dans son "cadre" physique et social (le "Setting" du "Set & Setting") influencera positivement le voyage et favorisera des améliorations durables [3].

Voyager sans intention

Voyager sans intention, c'est un peu comme naviguer sans destination. Bien qu'il soit possible d'avoir des prises de conscience significatives sans fixer d'intention formelle, il semble que le voyage soit moins concentré, moins focalisé. Les intentions posées avant le trip permettre également de réorienter le voyage lorsqu'il devient trop confus. Les sensations nouvelles peuvent nous emporter sans que ne sachions y attribuer de sens. Selon l'étude de Haijen et al.[3], sans intention claire, vous aurez moins de chances de vivre une expérience  mystique ou visuellement puissante. 

Poser une intention de lâcher prise 

 Vous vous dites que vous ne savez pas sur quoi vous devez travailler en particulier ? Vous admettez également que vous n'avez aucune idée de la façon dont vous pouvez établir des priorités pour ce que vous devez faire ? Alors, laissez faire le produit, il vous amènera -peut être-  vers ce sur quoi vous devez vous concentrer pour découvrir, guérir et grandir.

Il est important de noter que la définition d'intentions est un processus très personnel. Vos intentions spécifiques varieront en fonction de vos expériences de vie, de vos croyances, de vos objectifs et d'un nombre infini d'autres choses qui font de nous ce que nous sommes. Veillez à aborder ces expériences psychédéliques avec respect et prudence. Si vous êtes novice en matière de psychédéliques ou si vous avez des inquiétudes, faites appel à un guide sûr et expérimenté pour vous accompagner. 

Questions clés à considérer avant votre voyage

Pour quoi faire ? 

Réfléchissez aux défis de votre vie, aux questions que vous vous posez ou aux domaines dans lesquels vous souhaitez évoluer. Quels sont les objectifs spécifiques ou les connaissances que vous aimeriez acquérir au cours de votre voyage ? 

Comment se préparer ?

Prenez en compte des facteurs tels que le cadre, l'état d'esprit et les personnes que vous côtoierez. Tachez d' optimiser ces éléments afin qu'ils correspondent à votre intention. Une bonne préparation permet de minimiser les risques de trip décevant ou désagréable.

Comment  intégrer  l'expérience ?

Réfléchissez à l'usage que vous ferez des leçons et des enseignements tirés de votre voyage dans votre vie quotidienne. Ya t'il des points que vous ne voudrez pas aborder ? Ou au contraire sur lesquels vous souhaitez faire le point ?

Faites confiance à votre intention

Rappelez-vous que le pouvoir des psychédéliques vient de l'intérieur. Votre intention vous relie à ce pouvoir, agissant comme une boussole pour votre voyage dans les paysages de l'esprit. Laissez tomber vos attentes et laissez le voyage vous mener là où vous devez aller. 

Il faut quand même savoir que intentions ou pas, le voyage se déroulera pas toujours comme prévu. Les effets peuvent être décevants, déroutants, ou même sans aucun rapport avec l'intention posée au départ. C'est peut être frustrant, mais le pire serait de s'en vouloir et de chercher à garder le contrôle coûte que coûte tout au long du trip. Qu'on le veuille ou non, il faut accepter d'aller là où l'expérience nous mène.

Bons voyages !

D'après https://psychedelic.support/resources/psychedelic-intentions-how-to-get-the-most-from-your-psychedelic-journey/

et https://psychedelic.support/resources/setting-intentions-psychedelic-journeys/

Voir aussi https://emagicworkshop.blogspot.com/2020/09/tripper.html

https://emagicworkshop.blogspot.com/2023/03/set-setting-and-support.html

References
[1] Basedow, L. A., & Kuitunen‐Paul, S. (2022). Motives for the use of serotonergic psychedelics: A systematic review. Drug and Alcohol Review, 41(6), 1391-1403. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/35668698/

[2] Carhart-Harris, R. L., Roseman, L., Haijen, E., Erritzoe, D., Watts, R., Branchi, I., & Kaelen, M. (2018). Psychedelics and the essential importance of context. Journal of Psychopharmacology, 32(7), 725-731. https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0269881118754710

[3] Haijen, E. C., Kaelen, M., Roseman, L., Timmermann, C., Kettner, H., Russ, S., … & Carhart-Harris, R. L. (2018). Predicting responses to psychedelics: a prospective study. Frontiers in pharmacology, 897. https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fphar.2018.00897/full

[4] Ly, C., Greb, A. C., Cameron, L. P., Wong, J. M., Barragan, E. V., Wilson, P. C., … & Olson, D. E. (2018). Psychedelics promote structural and functional neural plasticity. Cell reports, 23(11), 3170-3182. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/29898390/

PS: Voici quelques exemples d'intentions, ou de raisons de tripper, qui me parlent plus ou moins  :
  • Accès à des états de méditation profonds, découvrir et voyager dans l'hyperespace
  • Lâcher prise et accueillir en nous le monde extérieur
  • Augmenter mon empathie et ma facilité à me mettre à la place de l'autre
  • Accéder à des visions esthétiques, ou spirituelles
  • Améliorer sa créativité, visualiser, se représenter des phénomènes complexes
  • Apprendre à s'apprécier, à s'estimer et voir clair en soi. Briser l'enchaînement au Moi.
  • Pouvoir visualiser ses organes et leur fonctionnement
  • Faire une expérience mystique
  • Remercier celui qui a sauvé mon fils et savoir s'il existe
  • Synesthésies (visualisation de la musique)
  • Euphorie, amour, extase
  • Prendre conscience de vérités sur nous et sur la vie.
  • Sortir de moi-même. Me mettre à la place d'un autre pour mieux le comprendre
  • Changer de schéma mental, de croyances. Élever mon esprit.
  • Y voir plus clair dans les buts et les valeurs de la vie : Quel est le mieux que je puisse faire ici pour la suite de ma vie ?
  • Intégration de traumatismes. Faire la paix avec ses chagrins et ses cicatrices. Expulsion de souvenirs
  • Retrouver dans sa mémoire des éléments clé de nos vies, des souvenirs précis
  • Découverte de soi, de nos désirs enfouis. Identification de mon 'saboteur intérieur'

dimanche 10 septembre 2023

Qu'est-ce que le réel ?

Dans de nombreuses conversations relatives aux révélations psychédéliques, j'entends dire que 'le réel n'existe pas', que le monde est une construction subjective propre à chacun, que chaque individu a ses propres représentations qui sont tout autant d'illusions et que rien n'a de réalité propre autre que la prise de conscience au travers de laquelle les choses nous apparaissent. Le corollaire de ces assertions est que, naturellement, il revient à chaque individu de produire un réel sur mesure et optimal pour lui.  Pour cela, l'individu doit se connecter à son 'identité profonde', et élaborer 'la meilleure version de lui même' en élevant son niveau de conscience au travers de multiples exercices de développement personnel. 
Je dois dire que j'ai souvent tiqué à l'idée d'un individu doté d'un potentiel de puissance sans limite et d'un moi profond sans ni ombres ni contradictions ni replis. Cette croyance selon laquelle le monde ne serait que le produit des représentations individuelles tend également à nier toute conscience sociale et culturelle, ce que je trouve carrément gonflé. Balayer le réel d'un revers de main est impossible et je rappelle la définition qu'en donnait Philip K Dick : "« La réalité, c'est ce qui continue d'exister lorsqu'on cesse d'y croire »'.
J'écris donc ce post car je suis inquiet devant le 'dévissage' actuel de la réalité. Bien sûr comme Schopenhauer l'a dit, le monde est peut-être représentation. Sans doute le moi n'est qu'une illusion, mais en tant qu'être, je suis et je reste captif de mon anatomie, et héritier de mon histoire, de ma communauté et de ma culture. Que je le veuille ou non, et quoi qu'il arrive, je suis tenu d'assurer l'homéostasie de mon point de fonctionnement, par le truchement de mon 'moi' qui est ce processus qui gère les interactions entre mon corps et le monde extérieur.
Dans les discours subjectivistes, la plupart du temps, la science est confondue avec le scientisme et devient une croyance parmi d'autres qui la vaudraient bien et parmi lesquelles l'individu pourrait choisir (subjectivisme et relativisme*). Ce progrès du relativisme est sans doute dû à l'épistémologie constructiviste et relativiste qui plane au dessus de la grande majorité des recherches en sciences sociales. Pourtant, même si nous sommes incapables d'avoir le dernier mot sur la connaissance de la nature et de la matière du monde, toutes les conjectures ne se valent pas. Certaines sont plus probables, plus possibles, plus 'vraies' que d'autres. A ce jour la pratique scientifique, faite d'expériences reproductibles, de démonstrations partagées et de remises en question permanentes s'appuyant sur un socle de savoirs vérifiés reste le moyen le moins risqué d'accéder à une connaissance de ce qui nous entoure.

Qu'on le veuille ou non, matière ou pas, la réalité du monde extérieur est faite des relations entre les choses qui le composent. C'est à dire que chaque chose n'existe que par les relations qu'elle entretien avec d'autres choses.  Quelle que puisse être la substance des choses, particules ou vibrations ou archétypes, l'individu -ou le groupe-  ne peut tout changer selon sa volonté, ou par la seule puissance de sa 'conscience'. Il serait plus juste de dire que même si les choses n'existent pas, les évènements se produisent et nous affectent, car ils ne sont pas des illusions et constituent notre réel.
Peut être le confort matériel dans lequel nous vivons, et plus récemment la virtualité des Technologies de l'Information et de la Communication nous ont t'il éloignés des réalités physiques. Peut-être  la technologie, l'idéologie transhumaniste participent elles à cette illusion. Ce qui est certain c'est que  nous préférons au réel le rêve qui reste à notre portée ou le miracle qui apporte l'espoir.
 
Réel réalité vérité
Reformulation : Le réel existe-t-il comme quelque chose que nous aurions tous en commun et auquel nous pourrions nous référer ?
Le réel est un concept qui désigne ce qui existe en dehors et indépendamment de nous. Il se définit par rapport au concept de réalité qui, désigne ce qui existe pour nous grâce à notre expérience. La réalité naît d'une interaction entre nous et le monde, interaction constitutive de l’expérience (constructivisme). La conception purement constructiviste s'oppose à une certaine tradition dite réaliste, "La réalité serait, en quelque sorte, "construite de toutes pièces" par les savant., et quand on lui accorde une existence, on la conçoit comme malléable et modifiable à volonté'.   La réalité est bien faite d'interactions. Supprimons par la pensée toute interaction avec le monde, il ne restera aucune réalité. Mais, il serait abusif d'en conclure que le monde ait disparu et que plus rien n'existe. C'est ce qui existe en soi, indépendamment de nous, qui peut être nommé "réel". Le réel est une forme d'existence relativement stable et structurée que l'on suppose déterminer la réalité.
La réalité est marquée par le réel, car elle résiste et nous ne pouvons la construire arbitrairement. Réalité et réel ne sont pas dissociables. L'invariance est une propriété de la réalité. L'antonyme du réel est la fiction.

La réalité étant définie par ce qu’un individu perçoit et comprend du réel, toute conception du réel doit rester prudente, car l'accès au réel est indirect et passe par la connaissance de la réalité. La question de la réalité interroge donc notre rapport au monde : puis-je accéder au réel ou à la réalité, et si oui comment, par quels outils ? 
Dans la pratique, les mots sont très limités et insuffisants pour accéder à la réalité, ils établissent des séparations artificielles au sein du réel, selon des normes et des conventions liées à la culture du groupe humain considéré ('le mot est le meurtre de la chose' ). Pour Lacan encore, 'le réel est ce qui ne peut être complètement symbolisé dans la parole ou l'écriture et, par conséquent, ne cesse pas de ne pas s'écrire.'  Ainsi la notion de « réel » a souvent été employée pour expliquer l’impossibilité d’expliquer (d'où par exemple l'expression "C'est la vie !") 


A chacun sa vérité ?
Nous ne voyons le monde que par notre propre point de vue: nos sens sont partiels, restreints, et notre capacité à percevoir est extrêmement limitée. Force est de reconnaître que nous ne disposons pas de critères définitifs permettant de discerner le vrai du faux, le réel de l’illusoire. Du fait que nous ne pouvons pas réfléchir en dehors de nous-même, la réalité est forcément un phénomène subjectif : chacun a donc « sa » réalité qu'il propose et tient comme vérité. 
 
Vérité et réalité sont deux notions qui se recoupent mais ne se confondent pas: La vérité concerne plutôt le rapport à la raison: un discours est jugé vrai ou faux, tandis que la réalité concerne le rapport aux choses, à la matière: les choses existent ou n’existent pas.  La vérité n'est pas le résultat, mais plutôt la condition d'un raisonnement rationnel, tandis que la réalité est tout ce qui nous entoure. Il s’agit donc de réconcilier la vérité avec la réalité, en évitant deux écueils : le relativisme, qui consiste à dire que chacun perçoit sa réalité et peut créer sa propre vérité et le dualisme, qui sépare vérité et réalité et remet en cause l'existence du réel et ouvre la voie aux 'faits alternatifs' et aux interprétations. 
Les discussions au sujet de la présence du réel deviennent vite stériles et même pénibles car,  comme le dit très bien Bernard Lahire: "Dès lors que l'on considère que la réalité en soi n'existe pas et qu'il n'existe que des points de vue théoriques qui la construisent , il n'est plus pertinent de discuter, de s'opposer ou d'essayer de prouver la supériorité de l'un sur l'autre, puisque aucune théorie n'est censée parler de la même chose".

La physique quantique et les inégalités de Bell ont prouvé qu'il nous faut sans doute abandonner la vision d'un monde qui existerait dans toutes ses propriétés indépendamment de nous. Une vision éclairée permet même de se rendre compte que tout est vide d’existence propre: c'est la vacuité.  La vacuité, à ne pas confondre avec le vide, consiste précisément à approcher l'impermanence et l’interdépendance des choses. Nous pouvons faire l'expérience de la vacuité au cours d'états de conscience modifiés par les psychédéliques ou par la méditation qui sont deux formes de recherche de la part universelle de notre être.
Il n'empêche que pour l'individu, même si les choses n’existent pas en elles-mêmes, elles sont faites de l'ensemble des relations que nous entretenons avec elles. Pour le dire autrement, la réalité est bien plus que la matière. Qu'on le veuille ou non, il nous est impossible de changer par notre seule volonté, les termes des relations qui nous relient au monde qui nous entoure.  Le monde extérieur ne se décrète pas, il se répète, se construit, et se partage et c'est ce qui le distingue du rêve et de la fiction. Comme l'a rappelé Lacan "le réel c'est quand on se cogne" donc souvent ça fait mal. La fiction se voit donc volontiers préférée au dogmatisme du réel que l'on évite autant qu'on le peut.


Ozias, 15 septembre 2023 article toujours en travaux et toujours cette question : "Le réel, Non !... Mais comment léviter ? "



Question subsidiaire:  "La croyance en la réalité du réel est elle un dogmatisme ?"

jeudi 22 juin 2023

Les expériences de l'invisible

Tanya Luhrmann
(née en 1959) est une anthropologue  américaine connue pour ses travaux de recherche sur les sorcières modernes, les chrétiens charismatiques et ses études sur la façon dont la culture façonne les expériences psychotiques, dissociatives et connexes. Dans son livre "Le feu de la présence" elle prend appui sur les observations qu'elle a recueillies auprès de chrétiens évangélistes, d'adeptes de la magie, de zoroastriens ou d'initiés pour montrer par quels moyens les pratiquants établissent avec les dieux et les esprits des relations affectives et sociales qui tangibilisent l'existence de créatures immatérielles. Son point de départ est que croire n'est pas simple mais exige pratique et entrainement. 

Le monde quotidien est une évidence qui existe avant tout le reste et personne ne se comporte comme si les dieux et les esprits avaient la même réalité que les objets du quotidien. Spontanément les humains situent les esprits, et le monde quotidien, dans des registres différents. En même temps, les humains sont capables de garder à l'esprit des personnes absentes ou d'établir des relations durables avec des êtres absents ou imaginaires. Par exemple nous pouvons établir des liens 'parasociaux' avec des personnages de roman parce que leurs créateurs les ont rendus si convaincants qu'ils suscitent en nous les mêmes réactions émotionnelles et cognitives que des personnes réelles. Tout en se gardant de tout jugement de valeur, Tanya Luhrmann  considère la relation avec un dieu ou un esprit comme une forme de relation parasociale. 

 Ce n'est pas que les dieux et les esprits soient imaginaires, mais les croyants doivent trouver un moyen de percevoir les êtres invisibles comme vivants. Les dieux et les esprits sont invisibles et immatériels. Ils ne sont pas accessibles aux sens de manière ordinaire. Pour que les humains ressentent la présence de ces êtres, ils doivent savoir comment regarder, comment écouter et comment vivre l'évènement. Ils doivent apprendre à connaître les esprits et savoir qu'ils répondent. Si l'on n'est pas réceptif, Dieu se retire. On ne le trouve pas.  Lorsque les dieux et les esprits deviennent des relations sociales dans l'existence humaine et  parmi les relations que nous entretenons avec notre environnement (au sens large), ces relations à l'invisible changent ce que nous sommes. Une personne croyante devient un corps qui ressent l'évidence de la présence de Dieu. C'est précisément en cela que diverge l'expérience fondamentale du monde d'un croyant et d'un non croyant. Tout se passe comme si ces phénomènes d'intense attention intérieure donnaient vie au monde de l'esprit, et que cette vie se diffusait dans le monde.

La croyance est une activité de l'esprit qui tient à l'attitude ontologique qu'on adopte à l'égard de l'imaginaire. La croyance est une idée, tandis que le sentiment de réalité s'apparente lui à une émotion, une sensation. Le sentiment existentiel de 'présence au monde' est une émotion et pas une croyance. Les moments d'épiphanie sont sensoriels, et s'imposent à nous comme des évidences. Croire est une expérience que prolonge une relation. Croire n'a rien à voir avec la notion de vrai ou de faux. A l'origine c'est un sentiment, une évidence que nous avons expérimentée à laquelle se rajoute l'ensemble des signes qui témoignent de la réalité de cette expérience. Notre conception de la réalité repose en partie sur un apprentissage, cet apprentissage implique des pratiques d'attention, et ces pratiques modifient nos expériences. L'évidence de l'émotion ressentie au cours du moment d'épiphanie est la fondation d'une croyance sincère et incarnée. La foi en la réalité d’êtres invisibles n’est jamais définitivement acquise. Tel un feu, elle a besoin d’une étincelle et de petit bois pour s’embraser, puis d’être constamment alimentée par différentes pratiques qui permettent de ressentir la réalité du divin ou des esprits. Pour maintenir un lien fort avec la réalité des êtres invisibles, le croyant doit interpréter le monde selon des pensées, des attentes et des souvenirs spécifiques.

Pour reformuler tout ça, l'existence des esprits dépend de la façon dont on les traite. Les relations que nous établissons avec l'immatériel façonnent notre réalité comme celle de ceux avec qui nous sommes en relation. Une personne croyante ne s'exerce pas seulement à rendre un dieu réel, elle devient un corps dans lequel cette évidence est ressentie d'une certaine façon, et probablement avec plus de facilité. C'est précisément à cet endroit que le croyant et le non croyant découvrent que leur expérience fondamentale du monde diverge. Sachant cela, nous pouvons nous autoriser à aller au-delà du monde visible pour admettre qu'il y a quelque-chose de plus que ce que chacun voit.

D'après "Le Feu de la présence" Aviver les expériences de l'invisible. Tanya Luhrmann . Vues de l'esprit. 2022.

Ceux qui rêvent éveillés ont conscience de mille choses qui échappent à ceux qui ne rêvent qu’endormis. Edgard Poe.

A lire dans ce blog, expériences personnelle de la présence d'entités immatérielles et réflexions à ce sujet : https://emagicworkshop.blogspot.com/2022/04/dimitrips-et-moi.html

Réflexions sur l'ontologie des expériences psychédéliques :


Qu'est ce que croire ? Croire est un acte, un pari, dont le paradigme est le pari de Pascal. Croire c'est ne pas être sûr. De la même façon que le vide permet le mouvement, croire ouvre un espace pour la pensée vivante. 

Une croyance est une opinion, une pensée, une conviction. La croyance pose une interdiction sur le doute. La croyance exige le respect et l'obéissance.

https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2013-2-page-105.htm